Nox Orae 23, une cuvée magique

D’aussi longtemps qu’il m’eut été donné de parler de musique indé et post-punk, je ne me souviens d’avoir connu une expérience aussi intense lors d’un festival de rock. La joie de cet avant-dernier week-end d’août commence dès la révélation du programme, juste avant de partir en vacances. Je découvre Nox Orae 2023 comme on ouvre une lettre d’amour, parfum compris. Il y a ce doux mélange de surprise, de satisfaction immédiate et volonté d’en être le plus tôt possible. Alors j’en fus et j’espère qu’il en sera de même pour les prochaines années, sans COVID ou équivalent si possible.

Le festival Nox Orae et sa sympathique équipe proposent une entrée dans la musique du rêve et de la divagation, une prise directe dans le son, une ouverture au monde électrique et amplifié pendant trois jours de très chaleureuses puis d’humides représentations. A la Tour-de-Peilz, les artistes sont choyés. On les promène en barque sur le Léman le jour de leur prestation pour goûter à cette merveille de paysage qui nous entoure et se sentir bien sur scène.

Au Jardin Roussy de La Tour de Peilz, c’est Nox Orae time, un moment de plaisir

Guillaume Favrod, historien et spécialiste de la Fête des Vignerons, membre de l’organisation veveysanne du festival fait le runner pour Baxter Dury, tête d’affiche du vendredi soir : « il m’a posé tout un tas de questions sur la fabrication du vin, sa curiosité était aiguisée. J’ai pu lui raconter le quotidien des vignerons de chez nous un peu en accéléré et pas mal d’histoires aussi, un très bon moment entre nous ». L’accueil est une dimension précieuse de ce festival pas comme les autres. On parle des premiers pas dans la zone précédant l’entrée du festival. Le grand Marc, l’agent de sécurité historique du festival, parle avec chaque spectateur et installe une jolie complicité qui ferait passer n’importe quel passage à l’entrée d’un gros festival de rock pour un tourniquet d’aéroport.

Nox Orae a le souci du détail, les stands de nourriture y sont bons et raisonnables en matière de prix, la bière de soif se voit « concurrencée » par une petite sélection de vin nature. On est bien traité et ça se ressent dans la montée commune des émotions. Au « Bar à vin » de saveurs soniques, le vin nature s’apparenterait à la musique de Bertrand Belin, vraie révélation du premier jour. Venu entouré d’un orchestre de grande classe, l’auteur de « Requin » en librairie et d’ « Hypernuit » au rayon literie de votre meilleur magasin de poésie chantée, a montré une aisance baudelairienne avec son écriture ciselée, touchante, proche de l’os, sans forfanterie. Il a aussi joué d’un déhanchement genre King of Rock’n’roll. La formule a fait mouche, une combinaison qui mélange des textes de grande sobriété à un corpus un peu plus musclé issus de son dernier album « Tambour Vision ».

Bertrand Belin entre à pas feutrés puis lâche les rimes, les aphorismes baudelairiens et séduit

Le décalage du crooner morbihannais avec une pose frenchy morose classique est perceptible d’entrée, il débarque à pas feutrés dans l’oreille du spectateur et fait résonner ses simples mots sur des mélodies subtiles aux ruptures de rythme aguicheuses. L’homme escalade ensuite les sommets de l’émotion, avec cette voix aux faux-airs bashunguiens, se posant la question d’une vie d’oiseau, en toute fin de parcours, un parcours scénique consistant, effectué avec un public très consentant, l’échange étant permanent. Le groove avec deux claviers se répondant du tac au tac sur « Que dalle tout » est un joli hommage aux fêtards de l’ouest de la Bretagne. Humour breizhoneg certifié, on en redemande. Il faudra revoir Belin dans une salle prochainement et y accorder une attention aux paroles plus développée, un enseignant-chercheur à l’Université de Lausanne me confie au Bar du Nord sa passion pour la plume de l’artiste, son univers original. Je valide.

Grandiloquence, décadence et… une Putain de musique pour le barde Baxter Dury

On laisse le grand héros de la soirée de jeudi pour prêter attention à Baxter Dury. L’élégant chanteur fait son apparition sur la scène du Jardin Roussy à la nuit tombée vendredi, accompagnée d’une choriste métronomique à la beauté glaçante et à la tenue colorée. Baxter, trimballe sa silhouette de manière théâtrale titubant dans son costume gris entre les speakers de retour voix-musique, il enchaîne les tubes tels que le « I’m not your dog » et commande, entre deux morceaux à son équipe technique chargée des retours, de mettre plus de son. « I need to feel you », précise-t-il, on a aucun problème à le sentir. On passe un moment exceptionnel avec cet animateur de foire aux questions métaphysiques ou juste humaines. Des remises en cause sur les petitesses du quotidien, la complexité des egos, de la descendance – est-il le véritable rejeton d’un punk prônant le sexe, la drogue ou le rock n’roll ? Des atermoiements sur la vie qui passe, l’influence maternelle, des copains qu’on veut maudire, j’en passe, l’humour est partout, la médisance crasse sur lit de musique légère et electro redoutablement efficace.

Une soirée débutant bien avec un son ultra puissant et un sens de l’incantation divine pour Michael Gira.

Le lendemain, on se cale tranquillement vers 20h15 devant une troupe de rock aux valeurs différentes : avec du son surpuissant, une enveloppe symphonique pas comme les autres tissée de guitares-basse-batterie-claviers et loops. Swans commence comme dans un rêve doux avec un Michael Gira sachant manier sa guitare acoustique fidèle d’une façon bien singulière, lui faisant dire ce qu’elle ne pourrait jamais émettre sous les doigts d’un autre. On sent l’homme prêt à en découdre entre le ressac de riffs supersoniques, des boucles diaboliques que le chanteur et créateur du groupe réclamera avec véhémence à son escouade, prouvant qu’il ne se soucie guère de passer pour un leader exigeant et acariatre. Le but est de chercher l’extase et d’entrée de jeu elle arrive. On est dès le premier morceau « The Beggar » et l’incantation de Gira tel un chef de tribu First Nations, nous saisit. On est dans un pow wow bruitiste, une version alternative d’une prière aux esprits de la nature. Les doigts vers le ciel, l’âme déjà un peu connectée à cette équipe, l’intro du show se poursuit avec « The Hanging Man » et « Ebbing », deux petits chefs d’œuvre qui laissent de l’espace.

Swans soigne sa monture et monte en puissance avec ces trois volets d’introduction gentiment allongés. Les morceaux font dix minutes sur disque, ils prendront plus leur temps sur le petit terrain de jeu scénique de la grande scène, le rapport au format pop étriqué et corseté est difficile, ça fait du bien de laisser l’émulsion agir. Puis le groupe alterne les ambiances apocalyptiques et de sérénité, de toutes façons cette musique pour « techtoniciens » à côté de la plaque ne répond qu’à un code, chercher le séisme, le tsunami. Personne n’aura vu la faille de San Andreas s’éventrer au Jardin Roussy aussi élégamment. La voix mystérieuse du barde Gira, son ascèse idéologique quand on parle de musique « expérimentale » (mot qu’il ne supporte pas), son assise pour la pratique de la guitare, ses humeurs tempétueuses en plein concert, son travail bruitiste jamais le même, tout contribue à “mesmeriser” un public déjà acquis à la cause, curieux de voir la dernière livraison rendue public et vivante de leur album. La Nox aura eu son Slowdive, son Spitirualized, son Brian Jonestown Massacre, avec Swans, on touche au sublime une fois de plus.

« Tout va bien cet été, Chèques Vacances, Chèques Vacances » chante Gwendoline

Au rayon des belles surprises, malgré l’absence de jeu de scène, les slackers de Rennes : Gwendoline. Le duo (boosté en quatuor) a créé un happening solide, ne laissant personne indifférent avec leurs punchlines nihilistes et marrantes. On serait presque dans un film mélangeant l’univers des frères Dardenne et celui des frères Coen, tellement le vécu et l’humour noir se reniflent le postérieur dans les carnets d’observation du duo. Un bémol, les voix des narrateurs du groupe manquent de s’étouffer dans le mur de son électro new-wave clinique, poussé très en avant par la sono, comme si Gwendoline peinait à affirmer son univers. Pour le confort des yeux, les slogans se succèdent derrière comme « Partouse générale, génération géniale » sur un texte déglinguant la fausse modernité d’un président qui vante ses nouveaux entrepreneurs – start uppers. On aurait voulu en avoir beaucoup plus tellement leur ligne d’horizon artistique et leur répertoire semble encore trop circonscrite, trop repliée dans un carcan. Il ne suffira que de quelques mois ou quelques années pour que ce groupe devienne un phare dans la nuit rennaise, une boussole dans la scène post-punk réaliste. On y croit dur comme fer car ils ont le sens de la mélodie qui fait mouche, particulièrement sur « Chevalier du Soir » et l’immense « Audi RTT », hymne à l’union des camarades en retraite en mobylette dès huit heures du matin.

Gwendoline, une des valeurs sûres du festival Nox Orae avec des slackers magnifiques au micro

Remonter le temps, Just Mustard l’a fait en plongeant dans les années 90 naissantes, l’apex du mouvement showgaze, reprenant la dualité entre guitares à effet « distorsionniste » et rythmique gonflée à l’« overdrive », basse puissante et voix féminine à la Liz Fraser (avec moins de mots que la chanteuse de Cocteau Twins et plus de vocalises). Il y a de vraies bonnes chansons dans leur répertoire et une véritable entente mélodique entre les membres du quintet. L’entité est bien née. Vraie belle surprise dans ce festival cohérent et inventif, une scène de plus petite taille qui permet d’assurer une continuité d’une scène à l’autre. C’est bon pour le moral. La petite scène permet la connexion des groupes avec le public.

Les Islandaises de Kaelan Mikla (vendredi) titulaires d’un permis de conduire une darkwave accrocheuse et puissante, féérique et mystérieuse, jonglent avec les éléments de la nature et savent manier la scène avec classe. Le public ne s’y trompe pas et entre dans la danse comme on entre dans un hot bath près de Reykjavik. Cette année encore, nous bénéficions d’une présence féminine très appréciable au Jardin Roussy. C’est aussi la particularité de Nox Orae en général, être en phase avec les goûts de ses fidèles, respecter le monde et ses avancées comme celui de réformer et briser les codes masculinistes attachés aux vieux monde du rock. Et ce en ne faisant pas grand d’autre que de programmer des artistes très ancrés dans le présent et conscients des réalités du monde.

Kaelan Mikla, magie et darkwave éthérée

L’hyper-mélodie, plus tournée vers le groove immédiat, on la trouve dans le trio sahraoui et nigérien Etran de l’Aïr jeudi soir. Après Tinariwen et d’autres groupes non-anglosaxons ayant fait le déplacement jusqu’au Jardin Roussy, on se laisse porter par les tourneries dopées aux rafales de toms du batteur. Toujours sur la brèche, le public de la Tour se laisse porter par cette contagieuse formule virale pour basculer dans la tanse. On aime cette nouvelle scène qui accueille les prospects ou les groupes au genre plus outsider, un podium qui replace les musiciens à une distance très raisonnable du public. Le groupe Hallan vendredi soir fait partie de ce club de la petite scène et se fraye un chemin dans l’embouteillage de propositions rock du vendredi.

Etran de l’Aïr, groove du désert à base de guitares, basse et roulements de toms

Ce jour de marché aux poissons frais fait ressortir ce combo de lads nourris aux fish and chips dans du papier de tabloïd et aux singles d’Oasis et de Joy Division. Les références de la grande indie-pop sont posées ça et là au gré des chansons. On sent ces jeunes en phase avec leur culture, ça tombe bien, le public boéland semble avoir la même qu’eux et apprécie de se glisser dans la peau d’indie-kids anglais le temps de ce set rondement bien mené. Le Brexit a ralenti l’exportation massive de scallywags de la guitare du Nord mais l’Angleterre produit toujours une des scènes rock les plus stimulantes depuis les Beatles sans jamais avoir été challengée depuis. Nox Orae puisse dans ce réservoir avec délectation. Continuez, le réchauffement climatique n’a pas encore entraîné de raréfaction des espèces.

Hallan a couché le soleil et tout le monde avec des refrains généreux et une pêche scénique

Crème Solaire, sensation paléoesque 2023, a apporté le mélange heureux de happening théâtral avec des éléments electroclash multilingues et jouissifs. Pour les Fribourgeois, la Nox est taillée dans le roc des carrières de Saint-Triphon et on aime le naturel de ce duo très casseur de cailloux pour créer un lien. Montée à l’échelle des techniciens de la chanteuse, descente dans l’arène de cette même chanteuse pour toucher de plus près un public réceptif, Crème Solaire en met plus d’une couche et ça marche.

Crème Solaire, acrobate de l’electroclash, sensation fribourgeoise de l’été, vivement le prochain gig

L’élément majeur de leur musique, c’est ce son hyper puissant, des nappes d’électrons qui frottent fort et ce son de synthé modernisé, servant de lit à la floppée de couplets pertinents jetés dans un mix rugueux. Ce groupe a donc le sens de la scène et ne semble pas se soucier de codes à respecter dans les écoles de musiques. Le formatage n’étant pas une règle à appliquer comme on étalerait un écran coefficient 50+ sur une peau blanche un jour de canicule.

Squid, le choc de cette édition 2023 avec un chanteur-batteur se déchirant les cordes comme un emokid

Autre formule magique cassant les codes de la pop, du math-rock malin avec chant légèrement virant vers l’  « émoustillance » de l’emocore US, c’est Squid. Certes leurs cousins pas si éloignés de Black Midi n’ont jamais réussi à trouver le chemin d’Heathrow puis de Cointrin pour répondre à l’invitation de la Nox ces deux dernières années et on le regrette. Mais qu’à cela ne tienne, le groupe britannique Squid joue une proposition analogue en montrant tout l’étendu de leur talent en un concert d’une heure trop bien troussé. Morceaux de bravoure, dynamités transportant le spectateur dans un voyage qui mélange le rock, de la synth pop, de la noise, des éléments de free jazz. On sent l’influence de Sonic Youth et de nombreuses vagues electropop de ces dernières années. Ce groupe fait la synthèse et « tuerait » volontiers le père Thurston Moore à un moment ou un autre. Au rayon des déceptions Still Corners, beaucoup d’élégance dans l’habillement de ce Green Gartside contemporain… Mais n’est pas Scritti Politti qui veut. Still Corners a tendance à glisser vers le cheesy sucré et réussit à faire passer le « So Far Away » de Dire Straits pour un tube d’une playlist de la Migros.

Beauté froide et envolée cheesy, Still Corners n’est pas Scritti Politti et son electro s’est trop fait mousser

Comme un petit roman de 2023, on jugera cette édition comme une vraie belle réussite de la rentrée littéraire, un best-seller en puissance avec ce sens de la mise en forme, de la surprise et cet ajout d’une petite scène et d’un bar à vin nature.

Une entrée en douceur avec l’electropop scintillante de Parker Leftlover

Parker Leftlover avait ouvert le bal avec délicatesse. Le duo bienno-veveysan a soigné sa pop bigarrée avec un sens du style. Les Golden Dregs auront bien plongé leur congrégation la tête à l’envers dans une eau du lac fictive.

Bénédiction du samedi soir avec The Golden Dregs

Habillés de blanc, tels des prédicateurs sudistes, leur musique enracinée dans la culture folk, saupoudrant de vagues de synthétique une mixture très agréable à ingérer, aura fait le travail. L’absence du DJ Joe unknown pour panne de réveil étonnante (est-ce bien raisonnable ?) aura eu pour effet de confirmer qu’il devait le rester… unknown. Du moins pour cette fois, tant son talent est évident et immense. Mention spéciale aux membres de l’organisation qui ont amené un touche fraîche, inventive au mood 2023, allant jusqu’à placer un jingle introduisant chaque concert de la grande scène. Effet immédiat sur la foule, Nox Orae a le sens de la mise en bonnes ondes, on aimerait que ces ondes nous recouvrent un peu chaque jour. 

David Glaser

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