Au plus profond de l’âme

Éléonore me convie å son concert de Pully au Théâtre de la Voirie un dimanche de cet été indien qui n’en finit pas. Il est 17 heures, la famille d’Eléonore est là. Presqu’au complet. Deux personnes venues de Neuchâtel et de Suisse allemande viennent garnir les rangs de ce petit theâtre familial aujourd’hui géré par Tiphaine Geoffroy, ils s’assoient religieusement à côté de moi. La lausannoise – aujourd’hui tessinoise – Eléonore a ses fans dans le pays tout entier.

Le Théâtre de la Voirie est un espace qui vous accueille avec chaleur et beaucoup de courtoisie. On se sent à la maison, au salon, comme près du feu. On est aussi près de la scène que possible, en phase avec les artistes, qui se fondent dans un decor noir à peine rehaussé par des teintes oranges dues à l’éclairage. Le noir est fait, le silence calme les esprits les plus enthousiastes pour nous placer dans un contexte solennel.

Les artistes, Eléonore et Bartolemeo entrent alors sur les planches. Les premières notes vibrionnent. On ressent toutes les émotions de manière très forte et ce dès les premiers mots de Ia chanson “I’m nobody”, une intro, belle, pénétrante… On imagine toucher à la souffrance de l’âme, à la désincarnation, aux revers de la vie qui nous font nous effacer. Aux douleurs de ne plus briller dans les yeux d’un.e autre. L’entrée en scène nous renvoit à nos heurts. « Dancing on a flame, dancing with no name… I am nobody » chante Eléonore. La voix de la chanteuse lausannoise vient carésser le tympan directement, sans préavis, sans tour de chauffe.

On réagit tout à coup au côté très autobiographique de ce début de tour de chant. Le piano-voix est la formule adoptée pour ce concert, il y a d’autres orchestrations, avec violoncelle notamment. On imagine aussi Bartolomeo, le compagnon d’Eléonore, fabriquer la note sur un piano à queue. Mais c’est au piano électrique qu’il s’ébroue posant délicatement ses doigts sur le clavier, sans jamais forcer les notes, vivant le rythme de la chanson en hochant la tête gentiment latéralement, prenant le temps de laisser respirer les blanches et les noires pour créer une atmosphère. On est porté. Ce concert livre ses promesses.

La fragilité de la vie, le bonheur d’être encore là, la résistance aux vagues malignes qui emportent l’intérieur d’un corps, à petit feu. Entre les signaux envoyés à soi alors que l’on ne perçoit pas les alertes rouges, ces mêmes signaux qu’on aurait aimé savoir lire sans avoir la connaissance de la langue dans laquelle ils se formulent, et le désir de réussir à repousser le mal ou de repousser le mâle qui nous dénient le droit de dire, le droit de se poser, le droit de s’identifier, le droit d’être soi, on prend le corpus musical et textuel en pleine face. La noirceur est là mais elle est élégante, jamais lugubre. Elle sert à exorciser, à donner du corps à un message peu facile à envelopper. Arrive “Suie Soie”. Les elements de la nature, la position de l’être humain en configuration nocturne dans des draps de soie, l’amour en filigrane et on le verra dans le concert un amour qui est partout et qui ne suffit pas toujours. C’est une chanson qui vibre sans se forcer, une petite musique de nuit qui se pose doucement dans les espaces du theâtre de Pully. On est subjugué, on est dans un cocon, bref on est bien.

Cet ancrage dans l’intimité de la nuit, un dimanche après-midi, nous plonge dans une séance de méditation. La délicatesse de cette belle vie, parfois pas si folle, parfois si cruelle, la beauté des mots utilisés par Éléonore pour décrire la couleur de sa peau, la paleur de son écorce, le sentiment de culpabilité, le besoin de faire face à cette vie de combat sans relâche, ce questionnement sur le dessein d’une force supérieure, sur la présence de l’autre même mort. On prend tout et on sent cette présence dans chaque recoin de la mélodie. Eléonore ne lâche pas le gouvernail. Elle maîtrise. Pendant ce temps, le piano de Bartolomeo souligne cette palette de moments fragiles, la voix de sa compagne s’appuie sur ce lit pour mieux porter des mots en anglais et en français, comme on tiendrait la main d’un alpiniste amateur sur une ligne de crête, pour qu’il ne tombe jamais. Il n’y a pas de bascule, ici la musique est thérapeutique, la musique est une cure de régénerescence. 

Après les salves de mots horribles, les insultes, la violence à l’état brut, le verbe comme une arme qui détruit tout sur son passage, on ne peut que malheureusement s’identifier au thème développée dans « Le Meurtre de l’Innocence », aux charges irresponsables de personnes dangereuses pour leurs proches. Il y a aussi la mort dans un autre contexte. “In their eyes, your soul mother is alive… », une observation de l’âme de la rescapée mais aussi une lettre d’amour à une maman disparue… Cette chanson jouée au début du spectacle est très importante. Elle est en partie en hébreu, une langue qui se prête bien aux textes d’hommages, surtout dans cette période d’horreur humaine absolue au Proche-Orient, une langue de la mère disparue et célébrée, aimée et vibrante, à travers une présence d’âme magnifique. Le chant d’Eléonore et le piano de Bartolomeo sont alors des véhicules d’émotions faisant escale dans une terre d’Israël lumineuse et en Suisse, une Suisse pleine de vie, pleine d’amour. Des moments de grâce. Eléonore passe ensuite des émotions maternelles et personnelles à une ode universelle à la maternité. On retrouvera ce thème souvent en filigrane.

« Notre mère” est une chanson pour rendre homage à « l’incarnante », au socle, à la douceur, à l’enveloppe prénatale, à la naissance de l’amour, au langage maternel, “pardonne-nous ce long chemin qui nous mène de ton sein à ton sein…” chante Éléonore. Puis on se plait à réentendre le single remarqué d’Eleonore en 2020: “L’Enfant”. Une dédicace à la maternité qui parle à toute l’humanité, “mon amour mon enfant, viens je t’attends”. Grande beauté du texte, grande inspiration. Le concert se referme avec la deuxième partie de “I’m Nobody”, touchant le coeur, réconciliant les emotions divergeantes, une fermeture heureuse reprenant les mêmes paroles. On aimerait tellement imaginer ce que ce concert serait avec un violon, et un violoncelle, les chansons d’Eléonore et Bartolomeo sont faites pour être habitées par les cordes. Ce combo à deux nous aura plu tout autant.

David Glaser 

Lien vers la page MX3 d’Eleonore

Lien vers le site du Théâtre de la Voirie

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