C’est tout Epalinges qui a vibré aux sons positifs d’Inna De Yard, Anthony B ainsi que de The Gladiators samedi 30 septembre. C’était peut-être jour de virement bancaire général pour une grande majorité de l’assemblée, les bars et les food-stands ont été pris d’assaut, et ce malgré la pluie extérieure et le vent plutôt frais caressant les nuques des visiteurs de la bourgade perchée au dessus de Lausanne. Le pay-day, c’est surtout pour l’amateur de reggae venu parfois de loin (des Suisses allemands et des Français ont rejoint Epalinges pour l’occasion) car au lendemain d’une soirée roots africaine avec Amadou & Mariam et Vieux Farka Touré, ce samedi avait des airs de « All-star Reggae Sunsplash » avec le public-éponge d’Epalinges pour danser et exulter sans s’arrêter. Deuxième soirée donc du « 1066 Festival », une rendez-vous qui fête sa cinquième édition. Une fête imaginée par Guillaume Toto Morand ainsi que toute une équipée heureuse de donner un coup de « Pomp » dans la fourmilière des festivals romands. La plupart étant, il est vrai, trop peu ouverts sur les musiques du monde (à part bien sûr Paléo… et quelques initiatives lausannoises plus 360°).
Je pénètre donc vers 20h30 dans une salle communale d’Epalinges en fusion, appréciant chaque tour de chant changeants des membres d’Inna De Yard (voir vidéo plus loin). La salle redécorée aux couleurs de la Jamaïque avec expo de photos dans le hall issue d’un voyage initiatique à Kingston, la capitale du reggae. L’œil du photographe se balade dans les rues de la ville des Caraïbes, ici dans une manufacture de disques vinyles, là dans la rue avec des « lockseus » d’âge respectable. L’homme visite aussi un magasin de disques où les normes MP3, M4A ou je ne sais quoi n’ont jamais mis le bout de leur bit. On fume aussi, mais plutôt de la vaporeuse dernier cri, la ganja illégale semble avoir été snobée ou alors elle se cache dans les allées extérieures du festival dissimulée sous un nom de code bizarre: le CBD ou en gros l’acronyme scientifique pour du cannabis légal, de toutes les façons on ne peut pas faire la différence avec la pure ganja qui fait décoller (lire cet article sur le CBD).
Au « 1066 », en ce samedi soir jamaïcain, tout nous ramène à Saint Bob Marley, le premier « évangélisateur » du reggae au niveau mondial. Point commun de tous les invités du soir de l’équipe du festival d’Epalinges, l’amour du reggae, l’amour de Bob et l’amour de Jah ne font qu’un, « One Love » comme disait le « Buffalo Soldier » du reggae mondial. En guise de Jah, les Rastas jamaïcains avaient jeté leur dévolu sur l’empereur d’Ethiopie, le « Negusa Nagast » (grade suprême en Ethiopie) Haïlé Sélassié (« Aille-lé SelassiAille » en phonétique jamaïcaine), dernier empereur et résistant à la domination du colon italien, mort au milieu des années 70. Mais c’était il y a un siècle ou presque que le mouvement rastafarien a pris racine… en Ethiopie. On était en effet dans les années 30 quand Marcus Garvey, militant jamaïcain de la cause noire et prophète rastafari, a rassemblé autour de lui des Jamaïcains qui se reconnaissaient dans son mouvement « Back to Africa ». Et « Back to Africa », ça veut dire retour en terre promise abyssinienne, en l’occurrence l’Ethiopie. De nombreux Jamaïcains ont fait leur « aliyah », leur retour en terre promise comme le font les Juifs du monde entier. La plupart n’ont pu rester en Ethiopie et ont fait le chemin inverse devant certains obstacles insurmontables.
En terre promise vaudoise, le collectif de Kingston Inna De Yard fait des allers-retours entre l’Afrique fondatrice et la Jamaïque, entre la France où le projet de réunir tous ces talents a pris forme et la terre d’accueil d’un soir. Le groupe en profite pour promouvoir leur histoire (à voir sur ces liens « The Soul of Jamaica part 1 », « The Soul of Jamaica » part 2 et « The Soul of Jamaica » part 3) et rendre hommage à l’empereur Haïlé Sélassié, à plusieurs reprises dans le concert. On sent une dévotion pour cette culture rasta, un sens du sacré, une étiquette à laquelle il ne faudrait jamais déroger sous peine de se voir « détresser ». Le concert a ceci de beau qu’il fonctionne comme une congrégation en plein culte du Dieu reggae. Leur gospel? Une alternance de voix branchées sur un beat tribal. Un ton délicat qui embaume la tournerie musicale. La bonne humeur se généralise à toute la salle. Avec la voix sucrée de Winston McAnuff reconnue mondialement, Inna De Yard regorge d’autres trésors vocaux. Le premier qui vient à l’esprit, c’est le timbre unique de Cedric Myton, membre des Congos et apprécié du résident suisse Lee « Scratch » Perry. La variété de façons de chanter, parmi la dizaine de musiciens et chanteurs, c’est l’un des gros points forts d’Inna De Yard.
Inna De Yard dans leur jardin à Kingston, un véritable « Buena Vista Ganja Club » (photo DR)
Dans la famille McNuff, je demande Matthew, le fils de Winston (tragiquement assassiné dans un braquage) à qui un hommage est rendu en fin de concert avec son véritable hymne au titre tristement ironique « Be Careful ». Émotion au max, le public n’a pas arrêté de se déhancher. Le reggae, on aimerait bien que ça devienne une danse olympique tellement les athlètes qui ondulent dans la salle, se donnent du cœur dans le mouvement corporel. Mais il est temps pour les instrumentistes pros de la bande de ranger guitare sèche, guitare basse acoustique, piano électrique, congos ou tambour local jamaïcain nommé nyabinghi. La dizaine de musiciens et chanteurs d’Inna De Yard salue une salle très sympathique. Se succèdent sur scène Anthony B. Monstre sacré du dance-hall, vu à travers le monde avec Sizzla et pas mal d’autres déités vivantes du genre dynamité (Capleton, Sizzla et Buju Banton, pas les plus tolérants des porte-voix du genre. A croire que les fans de dance-hall ne sont pas toujours les plus regardants…). Le quadra entre sur scène tout de blanc vêtu après avoir chanté depuis les coulisses le « Redemption Song » de qui vous savez. S’ensuit un bondissant récital du Lord du riddim exalté dans son costume immaculé. « Give dance and praise to Emperor Haïlé Sélassié… », quelques mots pour introduire « Higher Meditation », un des hymnes du Jamaïcain où il cite Bob Marley, Nelson Mandela et Marcus Garvey dans une forme de trinité œcuménique et politique. Le reste est un échange nourri avec le public en feu. Jusqu’à l’arrivée d’une jeune dame ravissante pour un duo peu inspiré, sur une chanson franchement dispensable « We are only Human ». On comprend l’intention bien sûr, moins la consistance sirupeuse de l’échange. Mais on pardonnera tout écart à Anthony B, incontestable meilleur animateur des soirées de bal reggae à Epalinges pour l’année 2017. Le « 1066 » est le rendez-vous de l’année, on le répétera souvent dans les discussions entre amis… On surveillera de près la cuvée 2018. Epalinges est au centre de la planète World Music au moins deux jours par an. On en serait presque à espérer une petite rallonge.
Inna Da Yard, une véritable armée du son original de la Jamaïque avec percus et esprit.
Revivez quelques courts extraits avec ce clip.
Par David Glaser, zieggla@gmail.com