Igor Blaska est un DJ Neuchâtelois, aujourd’hui gérant du MAD à Lausanne, organisateur du Montreux Sundance et producteur de musique electro. En vingt ans, le MAD est devenu une institution en Suisse recevant les plus grands DJs régulièrement. Igor n’est pas innocent dans le succès de ce lieu autrefois ouvert au théâtre, à la culture rock et la chanson française (au MAD il y a vingt ans on entendait essentiellement des tubes des stars françaises de la pop dans les haut-parleurs) qui a pris un tournant electro pour ravir le public suisse et frontalier ainsi que des DJs toujours plus nombreux. Interview avec Igor, dans le temple de la danse suisse qui accomplit pour nous un retour en arrière très précis sur les origines du succès du MAD.
SUISSISSIMO : Comment avez-vous débuté?
Igor Blaska : Je suis DJ à la base depuis 28 ans. D’abord à Neuchâtel, au Casino de la Rotonde. Je fus au tout début un DJ résident quand j’avais 17 ans pour les étudiants le samedi soir. La musique electro n’était pas encore très présente. Au MAD ou ailleurs, on mettait Jean-Jacques Goldman, Simple Minds, The Cure, Depeche Mode… J’étais un DJ généraliste. Je commençais à 22 heures et finissais à 4 heures du matin. Parallèlement à ça, on a senti l’arrivée de la musique electro, quelque-chose de nouveau. On a eu une sorte d’affect pour cette musique. On a vu venir d’Allemagne Marusha, une des premières à faire de la techno, chez les américains, ce fut David Morales ou Frankie Knuckles. J’organisais des raves avec eux. Je louais d’immenses hangars et on faisait ces soirées toujours du côté de Neuchâtel. A Lausanne, ils ont voulu avoir ces DJs. Vu qu’il y avait beaucoup de passerelles entre moi et eux, les DJs ont dit qu’ils étaient ok pour aller au MAD, mais avec moi! Ils leur ont dit “on fait déjà des soirées et on est sûr d’avoir la bonne clientèle. Donc on vient à Lausanne, on prend les revenus sur les entrées et on vous laisse les revenus du bar”. Ce n’était pas possible avec le MAD car c’était un club de membres. Donc on avait un problème économique qui ne pouvait pas fonctionner. Ils ne voulaient pas payer un cachet plein car ça devenait trop cher pour eux. Alors finalement, on a quand même fait des soirées à Lausanne, au Chalet à Gobet, il y a plus de vingt ans, dans les refuges. Après il y a eu une soirée nommée Philadelphia qui a vidé tout Lausanne car c’était cette musique en devenir qui plaisait. Les actionnaires du MAD sont revenus vers nous quand le MAD a passé le cap de ses 60 ans, ils voulaient renaître, “ces nouvelles musiques, on ne les maîtrise pas, on vient du théâtre et du spectacle…ces DJs pour venir au MAD voulaient passer par nous. Les propriétaires voulaient vendre le MAD. Moi je faisais des soirées pour pouvoir mixer. Les concours de circonstances ont fait que les actionnaires m’ont dit “prenez des actions du MAD, mettez vous aux platines et faites venir les DJs. Le MAD faisait des concerts comme la Mano Negra ou les Rita Mitsouko. Après les concerts, 90% des spectateurs partaient et ils mettaient des cassettes pour ceux qui restaient. Les gens ont commencé à danser dans le café. Le barman a commencé à prendre de plus en plus de place. On pouvait mettre Jean-Louis Aubert en première partie, les gens préféraient presque la deuxième partie de leur soirée. On est arrivé pendant cette transition, car on était spécialisé.
Qu’est-ce qui fait que le MAD est aujourd’hui une référence, un mythe sur la carte du clubbing mondial?
Il y a un historique. Un des premiers DJs à avoir joué de la musique electro ici, c’était Laurent Garnier, à travers Mandrax qui est un DJ romand résident ici et Djaimin. Mandrax travaillait au New York Club à Neuchâtel, il était influencé par les DJs américains comme David Morales, moi je venais de Neuchâtel et j’étais le DJ transe-hardstyle influencé par les DJs allemands. On a de plus en plus travaillé ensemble ici. Très peu de lieux voulaient faire de la musique électronique. Voilà pourquoi on a organisé des raves. Très peu de clubs étaient d’accord pour programmer de la techno, c’était tout de suite synonyme de drogues, débauche… on disait que ce n’était pas de la musique mais que du boom-boom. Ça faisait peur d’organiser des soirées techno. Le fait que le MAD ait eu le courage de faire ces soirées techno à travers les soirées gay qui s’organisaient ici – qui ont amené des DJs comme Laurent Garnier car il était résident au Boy à l’époque – ça nous a donné une sorte d’aura. Laurent Garnier disait à Carl Cox : va au MAD, c’est vraiment incroyable. Il l’a dit aussi à Sven Väth. Ce sont des DJs qui cherchaient à jouer, car ils étaient plutôt rejetés. Ces DJs étaient accueillis dans les soirées Trixx & Jungle.
Comment les gays de la région se sont-ils retrouvés au MAD?
Les gays ont toujours eu un problème pour trouver un local pour se divertir. Le MAD les a accueillis. Ils ont toujours eu un petit peu d’avance sur la musique. Ils avaient amené Laurent Garnier pour la première fois et il a adoré. Ensuite, il a mixé régulièrement pendant les soirées gays les dimanches puis régulièrement les vendredis et samedis jusqu’à une fois par mois. On lui posait la question car on ne connaissait pas bien la scène : tu vois qui pour jouer ici. L’autre soir, tu étais à Berlin ou à Chicago. Laurent ne jouait pas beaucoup à Paris. Il me disait : “prends Derrick May, prends Sven Väth, prends Carl Cox, prends Paul Van Dyk, il nous donnait le contact et on les appelait. C’était une forme de booker… un gars qui nous donnait les bons tuyaux. Finalement, c’est plus facile de venir de la part d’un DJ. Il y a eu cette crainte de la part de ces artistes d’aller dans des plans où la clientèle n’est pas assez informée de ce qu’on va faire comme musique. Souvent, certains repartaient déçus parce que les gens ne connaissaient pas bien leur musique.

LE DECLIC DAVID GUETTA
La clientèle romande était plutôt formée et assez au fait de qui étaient les Djs importants du moment?
La nightlife romande était plutôt basée à Neuchâtel. Les gens venaient de Bienne, Berne, Zurich, d’Italie pour aller au New York Club ou le Casino de la Rotonde. Ensuite les autorités ont tellement serré la vis que ça s’est déplacé sur Lausanne. Maintenant ils le regrettent, il n’y a plus rien depuis et ils s’en mordent les doigts. C’est une ville fantôme depuis. Avant le MAD avait un comité avec plusieurs personnes qui programmaient. Couleur 3 programmait en partie et puis chacun avait son domaine. On continuait à faire de l’humour. La transition s’est faite, grâce aux envies des gens. L’économie a changé. On donnait 1000 francs pour un DJ alors que Jean-Louis Aubert de Téléphone recevait 20’000 francs. Les DJs ont commencé à coûter de plus en plus cher. Les gens venaient de moins en moins aux concerts et de plus en plus aux sets DJs. Il y a eu un transfert d’une grande partie de notre budget vers les DJs. Le fait d’avoir été précurseur (avec Laurent Garnier, Carl Cox…) nous a permis d’avoir d’autres noms comme David Guetta. Quand il a décidé de lancer sa carrière de DJ, Jean-Guy, l’agent de David m’a dit qu’il lançait son nouvel album et qu’il aimerait venir jouer ici. J’ai dit oui! David Guetta a joué régulièrement et ce fut ensuite Hardwell, Dubz et les DJs qui marchent actuellement et qui veulent venir comme David Morales ou Erick Morillo. La première fois qu’Erick est venu en Suisse, il m’a supplié de venir. A l’époque, on prenait George Morel. On lui disait qu’il avait plus une image de producteur, Reel 2 Reel, c’est Mark “Mad Stuntman”Quashie, le chanteur, ce n’est pas toi. On était allé à New York dans une de ses soirées, c’est un DJ extraordinaire. Je lui ai dit que même s’il n’était pas connu, j’étais prêt à prendre le risque de le programmer. Il m’a dit “prends-moi, je te paye 3000 francs pour me prendre mais tu vas voir que tu vas me les rendre multiplié par dix…” Il avait raison! C’était une soirée “Strictly Rhythm” avec George Morel, Erick Morillo avait ouvert la soirée… depuis il a grandi. Tous ces gens ont voulu passé par le MAD ou à travers nos structures, Atlantis… C’était une façon de se faire un nom. On produisait pour des salles de 2000 ou de 5-6000 personnes. Si c’était si simple, tout le monde l’aurait fait… On aimait vraiment beaucoup cette musique, on organisait beaucoup de raves à l’Expo Hotel, Beaulieu, l’Arena, en Suisse allemande. Notre structure s’appelait Apache Entertainment. On était les moutons noirs de la musique. Il faut l’admettre. On mettait des sonos gigantesques, les gens arrivaient tous déguisés comme dans des mangas. Ils étaient en fluo de la tête aux pieds. Le mouvement rave s’est popularisé et la scène electro vient de cette époque. On n’a jamais fait de raves illégales. On allait voir les autorités et on leur demandait si on pouvait louer le refuge. Voilà la liste des DJs. Si on mettait le nombre suffisant de membres du service sécurité, les autorités étaient d’accord. Si ça se passait bien, on pouvait réitérer. On l’a fait deux ou trois fois et la confiance s’est installé puis quand tu vas dans une autre ville, les autorités municipales se transmettent les informations et du coup on a fait Montreux. Des organisateurs institutionnels nous accueillent comme à Montreux. Le papa de Sundance, Atlantis est né il y a dix ans dans des salles de courts de tennis puis on a changé de statut avec David Guetta. On l’a produit au MAD pendant cinq, six ans et ensuite on est arrivé à saturation dans les locaux du club. Alors on l’a programmé pour le premier Sundance, on avait loué le Stravinsky de Montreux pour le transformer en club géant avec David Guetta et les deux autres français Martin Solveig et Bob Sinclar. Après, on a invité des DJs hollandais… Les promoteurs ont commencé à insister pour participer à Sundance et sur d’autres festivals.
Propos recueillis par David Glaser