Skyrock est une radio nationale française née en 1986. Véritable institution en France, Sky s’est hissée sur la deuxième place du podium des radios musicales (après NRJ), troisième si l’on compte les radios adultes généralistes à dominante musicale (France Bleu) dans le classement. En 2011, les auditeurs aidés par les réseaux sociaux s’étaient réveillés pour empêcher la station de passer dans les mains d’un Président qui n’était pas Pierre Bellanger, le fondateur. La mobilisation avait pris une ampleur inégalée en France. Le réseau Skyrock est un petit empire des cultures urbaines. La radio s’est autoproclamée “premier sur le rap” en 1996 quand Laurent Bouneau, son directeur général des programmes, avait imaginé un format radio tourné vers le rap, le R N’B et dans une moindre mesure le raï, le reggae et l’electro (à l’occasion d’émissions spéciales). Un genre qui prend aux tripes, un genre tribal. Aux derniers sondages Médiamétrie de janvier 2015, Skyrock a conforté sa place de dauphin des radios musicales jeunes de France malgré un réseau de fréquences FM plus petit que celui de ses concurrents, et des chiffres qui donnent le vertige quand on les regarde d’un point de vue suisse. Environ 4 millions d’auditeurs quotidiens écoutent cette radio générationnelle (15-25 ans) libre dans sa forme et dans son expression, efficace sur l’interaction avec ses auditeurs et les animateurs de la culture urbaine, les rappeurs, les acteurs, les humoristes et même quelques hommes et femmes politiques. Skyrock est une radio commerciale car elle doit employer une centaine de collaborateurs et assurer une distribution de son programme sur un réseau FM, une application smartphone et un site internet. La concurrence venue du service public commence seulement aujourd’hui à pointer le bout de son nez avec l’arrivée du nouveau Mouv’, sur le segment urbain et électro. Skyrock, c’est aussi un groupe média indépendant dont le fondateur est actionnaire. Le président de Skyrock Pierre Bellanger est l’instigateur des skyblogs du réseau Skyrock.com, sorte de Facebook pour un public plus jeune. Laurent Bouneau a donc créé un genre grâce à l’approche très novatrice de son patron. Il le raconte dans un livre de presque 400 pages coécrit par Fif Tobossi de Booska-P, le site vidéo de référence du rap français et la romancière Tonie Behar. Ce livre publié aux éditions “Don Quichotte”, au titre un peu provocateur “Le rap est la musique préférée des français”, est bourré d’anecdotes sur les artistes qui font et ont fait le rap français. C’est aussi un parfait état des lieux d’une culture d’inspiration américaine mais bien implantée en France. Et la Suisse dans tout ça? Elle est venue au rap avec Sens Unik, Stress, Downtown Boogie sur Couleur 3 et tout un tas d’autres acteurs. Les rappeurs helvètes regardent toujours vers la France pour obtenir un peu de reconnaissance… mais la Planète Rap de Skyrock est toujours un Graal inaccessible pour les petits suisses. En attendant le prochain rappeur de chez nous qui casse tout outre-Jura, voici une interview avec Laurent Bouneau qui m’invite dans son bureau de directeur des programmes de Skyrock au lendemain de la grande marche républicaine parisienne du 11 janvier dernier. Un moment solennel pour la radio première sur le rap. Elle a toujours accompagné ses programmes musicaux d’un discours de liberté à l’opposé de ce qu’ont voulu les terroristes-tueurs des caricaturistes de Charlie Hebdo et des clients de l’Hyper Casher de la porte de Vincennes.
Suississimo : Comment avez-vous couvert les événements de cette semaine de folie et d’horreur?
Laurent Bouneau : On a été consterné par ce qui s’est déroulé. On a maintenu les émissions de mardi “Difool – Radio Libre” et “Planète Rap”, car le message était de continuer. On a été comme tous les français dans la tourmente jusqu’à vendredi. Quand la marche républicaine a été annoncée pour dimanche, il nous a paru important, vu l’ADN de Skyrock, de marquer le coup et de faire une émission spéciale avec toute l’équipe autour de Difool et Fred de “Planète Rap”.
Les artistes ont-ils pris part au débat à l’antenne?
Oui, on était dans une dynamique où on les appelait pour les vœux. Lino (des Neg’marrons) est intervenu dans “Planète Rap”, Youssoupha, Soprano, Maître Gims dans “Radio Libre”. Diam’s s’est exprimée également. Abd Al Malik aussi dimanche dernier. D’une manière générale, je trouve que les rappeurs sont restés très discrets.
Un reproche a été fait de la part de certaines voix, des intellectuels notamment, à l’attention de la communauté musulmane sur leur absence de réaction à la hauteur de l’horreur de l’événement?
Ce qui est important, c’est la réaction des français qui a été impressionnante. On a eu un rassemblement comme il n’y en a jamais eu. Tous les français étaient concernés : les chrétiens, les musulmans, les juifs, les agnostiques. On est tous français.
Dans votre livre, vous vous posez la question de la conversion à l’islam de Diam’s, vous l’avez connue de très près?
Oui. J’ai beaucoup travaillé avec elle. Skyrock l’a beaucoup soutenue. C’est quelqu’un qui soufflait terriblement et qui avait besoin de réponses et elle les a trouvées dans la religion.
Comment est née l’idée de ce livre?
Le livre est une commande de Stéphanie Chevrier directrice des éditions Don Quichotte, sur une idée de Fif Tobossi de Booska P. Stéphanie m’a demandé si ça m’intéressait, j’ai répondu que je n’étais pas écrivain et que je le ferais avec ma femme Tonie Behar qui est romancière et a publié quatre livres. Ensuite, on a eu deux réunions avec Stéphanie pour déterminer ce qu’on voulait dire. C’est toujours bien de raconter 17 ans de son histoire. Je révèle des anecdotes, j’envoie des messages qui sont importants.
Comment ont réagi les lecteurs?
Les retours des lecteurs sont assez positifs. C’est un exercice difficile, un projet de quatorze mois. Je suis très content que ce livre existe. J’ai été flatté, c’est une forme de reconnaissance qu’un éditeur demande à publier votre histoire, ça m’a fait plaisir. On se rend compte de l’importance du job. On a beaucoup écrit dans la dernière ligne droite. Il y avait des choses pour moi importantes à ajouter.
On sent l’histoire d’un média, à l’image de Canal +, une histoire originale, comment expliquer en quelques mots cette histoire?
Skyrock a une histoire à part parce que son président fondateur est unique. Je pense que la personnalité de Pierre Bellanger lui fait appliquer des stratégies différentes. De son expérience média avec Skyrock à l’expérience des blogs sur Internet sans oublier cette expérience que l’on développe sur le mobile, on est souvent à l’opposé de nos concurrents. C’est une personne atypique et brillante, il en a fait l’ADN de Skyrock. J’ai la chance de travailler avec lui depuis près de trente ans.
Vous êtes arrivé un peu par hasard et vous êtes resté, une chance?
J’ai commencé officiellement en 1984, il y a trente et un ans. Après 1981 et l’arrivée de François Mitterand, la FM a été libérée. Donc j’ai eu la chance d’arriver dans le média qui a été celui d’une génération, comme Internet est le média des générations après 2000. Notre génération a grandi avec ce média et y reste très attachée.
Fif Tobossi cite Sens Unik dans votre livre, un groupe qui a popularisé le rap en Suisse. Ici, il n’y a pas eu de média pour se spécialiser dans le rap, comment vous expliquez que Skyrock soit l’unique programmateur des chansons de Sens Unik en dehors de Suisse?
Je me souviens d’avoir joué des titres de Sens Unik sur Skyrock. C’est ce que j’explique quand j’entends le flot des critiques : si certains titres ne sont pas diffusés sur Skyrock, c’est parce que je dois faire des choix. Bien entendu, à partir du moment où il y a un choix, il est discutable, contestable… bref c’est la liberté d’expression. S’il n’y avait pas eu un mass-média comme Skyrock à faire le choix de diffuser les artistes de cette scène locale française et francophone, les producteurs n’auraient pas investi sur eux. C’était capital dans l’écosystème économique, le public n’est pas conscient de ça. Dès que j’essaye de l’expliquer, je me retrouve face à un mur. Pour qu’il y ait un des morceaux, des albums, il faut d’abord de l’argent pour investir sur les artistes. Quand on investit de l’argent, c’est pour en gagner plus. Il est clair que le message qu’a envoyé Skyrock en 1995, c’est de développer la scène hip-hop française. Ce fut un message très important. En Europe, ce fut un phénomène unique, c’est étonnant mais ce format n’a pas été dupliqué, ni en Suisse, ni ailleurs.
Au Royaume-Uni, la BBC a lancé une radio urbaine comme Skyrock avec une programmation plus pointue, plus spécialisée mais elle touche tout le territoire britannique, un équivalent de Skyrock?
BBC Radio 1Xtra est une radio du service publique britannique qui gère sa play list comme elle l’entend. Vous savez, ces critères de qualité, c’est parfois la dictature du bien… Ce mieux-disant culturel n’a pas de prise chez nos auditeurs. Skyrock est une radio commerciale soumise aux règles des radios commerciales, où les chiffres d’audience doivent se transformer en publicité. Pour nous, l’audience est vitale.
Le rap se mélange bien avec d’autres musiques?
Il s’est déjà mélangé avec le rock… mais on peut rapper avec toutes les musiques. Même si les puristes vous diront qu’on ne peut rapper en dessus d’un certain tempo. Pour moi, quand on rappe, c’est du rap. C’est une forme d’expression qui va perdurer, ça c’est clair. C’est toujours mélangé, les plus grands classiques que l’on joue ont souvent une partie chantée, une partie rappée.
LE RAP EST UNE MUSIQUE POPULAIRE
La vision du rap dans les médias francophones est-elle encore clichée?
Soit vous avez des médias comme Canal + ou Libération qui voient le rap comme une musique contestataire, underground, comme une culture de rébellion, soit vous avez le service publique qui le perçoit comme une musique communautaire et ne le diffuse que sur France Ô. On ne voit jamais LE RAP comment il est devenu : une musique populaire. Ce n’est pas pour rien que Maître Gims a été la troisième vente de disques en France l’an dernier, que Black M est dans le Top 5 et qu’Indila qui vient des cultures urbaines est deuxième des ventes de l’année sans parler de Stromae.

Aux Etats-Unis, il semble que la culture hip-hop soit plus acceptée par les médias de masse, vous êtes d’accord avec cette observation?
Les noirs américains sont à l’origine de toutes les musiques… rock, blues, jazz… c’est une très longue histoire qui démarre à la fin du 19ème siècle et qui se poursuit à travers le 20ème jusqu’au 21ème à l’élection d’Obama. Quand on pense à la Motown (l’abréviation de Motor Town, c’est-à-dire Détroit, la ville de la voiture, instrument de liberté pour les gens de l’après-guerre) le label créé par Berry Gordy, on dit toujours que c’était un label noir américain. Mais quand on écoute, on comprend bien que sa volonté était de plaire à la classe moyenne américaine dans sa globalité, blanche noire, latino…. Le rap est, malgré ses 30 ans, quelque-chose de neuf et il faut du temps pour que les gens réalisent qu’il plaît aujourd’hui au plus grand nombre, et pas simplement à ceux qui ressemblent aux artistes du mouvement. L’artiste, c’est l’émetteur mais le récepteur, le public, est très différent. Tout avance, tout se transforme, on l’a vu hier à la marche républicaine à Paris. Beaucoup de gens étaient surpris par l’ampleur de la mobilisation et l’unité nationale qui s’en dégageait. Je ne l’ai pas été. Je trouve qu’il y a une transformation dans ce pays, on l’a vu hier, beaucoup plus de choses sont ouvertes. Certes, il y a des communautés différentes, mais elles se rassemblent toutes autour des valeurs de la république françaises, qui sont la liberté d’expression, la démocratie, la laïcité. Il y a quelques années, on était encore dans une tradition de mépris par rapport à la Marseillaise, aujourd’hui tout le monde la chante, comme si on avait besoin de se rassembler autour de l’hymne national. Les choses évoluent. En France, on a pu faire une radio rap. Notre slogan “premiers sur le rap” n’a jamais été utilisé par les radios américaines. Elles ont mis en avant le mot “hip-hop” parce que les régies publicitaires leur disaient que le mot rap ne leur permettrait pas de vendre de la pub, l’ensemble des annonceurs l’associera au “gangsta rap”. En France, on a pu le faire.
L’après-11 septembre à New York a eu une grande répercussion sur les radios noires US comme s’il y avait eu une prise de conscience. Pensez-vous qu’il en sera de même en France avec les médias français s’adressant à la diversité ethnique comme vous?
On n’est pas aux États-Unis, la communauté musulmane française n’est pas la communauté noire américaine. En France, il y a six millions de musulmans, c’est-à-dire une personne sur dix. Je pense que les français ont compris dimanche la différence entre les musulmans et les islamistes fanatiques. Il y a eu plein de reportages où l’on voyait des musulmans pratiquer l’islam et être parfaitement français. Tout comme on peut être français et chrétien… ça c’est acquis. C’est vrai qu’on est cependant confronté à une poignée de fondamentalistes.
Certains artistes comme Disiz la Peste sont choqués par l’assassinat des caricaturistes de Charlie Hebdo, pourtant il a participé à une chanson avec Nekfeu (du groupe 1995) dans laquelle le même Nekfeu rappe qu’il “réclame un autodafé pour ces chiens de Charlie Hebdo”, vous pensez que ces artistes vont trop loin?
Ils se sont justifiés mais ils n’ont pas compris ce que représentait Charlie Hebdo. C’est la liberté d’expression totale, le droit à la remise en question de tout, dans l’esprit post soixante-huitard. La plupart des journalistes de Charlie sont nés juste après-guerre. Ils ont connu les trente glorieuses. Ils ont connu une jeunesse où ils se sentaient bâillonnés. Ils ont connu mai 68. Charlie Hebdo et ses caricaturistes, c’est la liberté d’expression à la française. Plusieurs générations ont grandi avec eux, avec leurs dessins. C’est la France de Michel Polac, on les a tous vus chez Polac dans “Droit de réponse” dans les années 80. Ce fut un ballon d’oxygène à l’époque de l’élection de François Mitterand en 1981. C’était libertaire. On bouffait du curé, les institutions, la police, les juifs et les musulmans… Les artistes comme Dizis ou Nekfeu n’ont pas compris ce qui se passait.
Vous étiez surpris de l’onde de choc mondiale?
Je me faisais la réflexion hier, combien de personnes sont réellement touchées. Sur les 7 milliards de gens, s’il y en a 500 millions qui ont été émus, c’est déjà pas mal. Dans les années 70 en France, peut-être un tiers de la population savait ce qu’était Hara Kiri. On était cinq millions à marcher le weekend dernier. C’est merveilleux, c’est une émotion incroyable quand on regarde les différents rassemblements en France. Je suis né à Rennes et je sais qu’un rennais sur deux a marché. A titre comparatif, 3 700 000, c’est le nombre d’auditeurs de 13 ans et plus qui écoutent Skyrock chaque jour. George Clooney aux Golden Globes a eu un mot pour Charlie, mais nous sommes 7 milliards en tout sur cette terre…
L’avenir du média, Skyrock peut continuer à attirer des auditeurs supplémentaires?
Tous ceux qui ont un smartphone peuvent écouter Skyrock, c’est 10 à 15% de nos habitudes d’écoute et ça progresse. Et ça va continuer à progresser.
L’artiste d’Aulnay-sous-Bois VALD est venu en concert à Meyrin dans la banlieue de Genève à la fin de l’année 2014. La semaine suivante, il était l’invité de Planète Rap sur Skyrock. Vous continuez de suivre près les nouveaux prospects du rap francophone?
C’est un album que j’avais trouvé intéressant. Je lui ai donné sa chance comme je l’ai fait avec Némir, avant qu’il ne signe chez Barclay. Emmanuel de Buretel, ex-patron du label Virgin (aujourd’hui boss de Because Music) a été un de vos partenaires dans le milieu du disque. Y a-t-il d’autres entrepreneurs du marché de la musique avec qui vous travaillez étroitement? Je travaille essentiellement avec les trois grandes “majors” (maisons de disques multinationales) qui subsistent. Elles se développent désormais sur un modèle 360° (c’est-à-dire qu’elles travaillent sur tous les secteurs, de la production aux concerts en passant par la promo, le merchandising etc.) A côté d’elles, il y a quelques labels indépendants comme Wagram ou Musicast. Le rappeur Jul a sorti trois albums chez Musicast en une seule année : trois cartons ! Le dernier est sorti en décembre, 30’000 exemplaires ont été vendus la première semaine et il sera disque de platine dans pratiquement une semaine. Il y a trente ans, quand j’ai commencé, remplir Bercy était la finalité des artistes. Ils le faisaient après sept-huit albums, c’était la consécration ! Avec le rap et le r&b, j’ai vu des artistes qui faisaient Bercy à 20 ans. Chris Brown, Rihanna… on est dans un monde qui s’est complètement transformé.
Y a-t-il du sens à être en Suisse, en Belgique et de viser le marché français?
A partir du moment où les suisses rappent en français, leur but est de toucher le marché de référence, la France. Mais je trouve que c’est intéressant car ils peuvent avoir une vision différente des artistes français. C’est ce qu’a apporté Stromae en venant de Belgique par exemple. L’humoriste Nawell Madani a eu le culot de parler le sexe en étant musulmane, c’est peut-être parce qu’elle vient de Bruxelles. Et Bruxelles, ce n’est pas la France. On y parle notre langue, mais ce n’est pas l’identité française, donc tu peux apporter quelque chose de cosmopolite en venant de villes comme Bruxelles ou Genève. Pour l’instant, je trouve que les Suisses sont artistiquement moins présents que les belges, on les attend !
Propos recueillis par David Glaser

Laurent Bouneau, Fif Tobossi & Tonie Behar “Le rap est la musique préférée des Français », chez Don Quichotte
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