Solaar et la manière

Samedi 23 février 2024, au Base Bar à quelques mètres à peine de la magnifique salle de Docks, il y a une effervescence inhabituelle, Lausanne Sévelin-Sébeillon s’émoustille dans le bistroquet d’en face. Solaar reconnecte comme un bilboquet trois décennies de corps à corps avec un public érudit qui ne l’a jamais boudé. Il n’attendait que ça, il y a là des ami.e.s lausannois.e.s de Montchoisi, des Mousquines, Giuilia, Carmine, Isabelle et Marie qui dans un futur proche auront gardé cette date de février comme un marque-page temporel sur le calendrier des concerts de ces héros de ce passé omniprésent mais pas passé. On aime les Docks pour les Throwbacks, celui-ci en est un de très spécial, Mc Solaar devant -seulement – un millier de personnes dans le club le plus hype de la région, on chérit cette chance, on bénit Lausanne, on vante les Docks pour cet alignement de planètes permanent. Il est 20 heures 30, le Base est quasiment désert, la clientèle s’est déporté dans la salle avec une première partie comme amuse-bouche, un Chien Bleu qui transpire la classe et le savoir-faire, un ex-chanteur de la dynastie rock-punk-hip hop hardcore qui a fait sa mue, je vous en reparle dans un instant. Mais adressons à vous autres lecteur.ice.s, quelle est votre plus belle expérience avec MC Solaar. Moi? Ce serait un concert dans le cadre d’un événement musical au Palais des Congrès nommé Le Mans Cité Chanson, où toute la clique de Solaar, du 501 possee et des bandes autour, avaient pris la scène dans un élan de créativité fou fou fou. Il y a eu comme un choc dans la carlingue du bateau pop music, le Top 50 accueillait des stars de la banlieue, Skyrock balançait ses vieux disques de Frank Black et des Breeders pour laisser Solaar et les autres prendre le contrôle de la playlist. Le succès du genre a entraîné une attente pour le live. Puis il y a eu les grandes tounées, les backstages stories avec Ophélie Winter comme conjointe et partenaire de route en vue, très présente autour de l’artiste. MC Solaar remplissait la bien nommée Antarès et ses 6000 places pour un show à l’américaine. Mais il restait humble et positif, accessible. Solaar était au sommet, personne n’arrivait à régater en face, on était en 1996 tout au plus, deux concerts mémorables, ce sera donc la troisième fois que je le vois seulement, car j’ai toujours aimé cette plume habile, lettrée, incisive, observatrice, acidulée, précise et ouverte. Dans quelques minutes, je vais vérifier si cette plume a encore de l’encre.

Chien Bleu en première partie

Les Docks sont à bloc mais l’ambiance est détendue. Je chante tout seul « j’aime tous les rappeurs mais celui que je préfère se nomme MC Solaar, directeur de la terre en somme » en référence au Claude MC Solaar de “Dakota” (album Paradisiaque). Solaar comme une marque. Comme un « blaase » historique! Solaar est entré dans le bulbe. Comme on se retrouve.

Le soldat Solaar a traversé les décennies sans être abîmé, l’homme s’est fait discret pendant une dizaine d’années entre 2007 et 2017 mais il a travaillé pour revenir avec « Géopoétique » après une trilogie numérique (Cinquième As, Mach 6 et Chapitre 7) en recul artistiquement – l’effet de surprise fut largement éteint après Prose combat et c’est dur de produire deux chefs d’œuvre dans une carrière déjà bien riche – mais l’homme va monter sur scène après une première partie de haute tenue assurée par le Genevois Chien Bleu. On trépigne.

Un joli assemblage assuré par Laurence Vinclair et son équipe des Docks, le rap au service de l’émotion, des phrases et des images, des jeux de mots et des concepts. MC Solaar avait le flow numéro un du rap game dans les années 90. Il fut aussi le premier artiste français du rap à placer plusieurs singles au sommet des classements de vente, idem avec ses albums, le plus impressionnant « Prose Combat » ayant réussi l’exploit de vendre 100’000 exemplaires quelques jours après sa mise en vente. C’était l’époque de NTM/IAM/Assassin et Solaar s’était trouvé une place de choix, charriant dans son sillon des tonnes de talents, de Menelik à Soon E MC, de Bambi Cruz à Jimmy Jay, le producteur des débuts.

Sur scène MC Solaar joue de son aura tranquille pour poser une ambiance groove, jazz avec son morceau « Qui sème le vent récolte le tempo ». Les émotions à fleur de peau affluent. On pense aux De La Soul, A Tribe Called Quest, Guru et Gangstarr, plus loin Tone Loc, Public Enemy ou encore NWA, tout ce rap américain qui a su revitaliser des disques funk ou de soul pour en piquer les meilleurs beats. On sent les beats de Solaar comme s’ils avaient toujours été là, une bande-son de nos vies du monde francophone, les écoutilles ouvertes en grand près des ports de débarquement de ces cargaisons de disques US. Aux Docks, Bambi Cruz accompagne Solaar dans un ballet à deux très bien huilé. Solaar joue en collectif du 94 et plus globalement en collectif français. Lynda Hama la choriste tout-terrain sublime les morceaux “plus récents” ou plutôt moins éloignés « Inch’Allah » et « Hasta La Vista », Stéphane Athus assure une solide base rythmique, lourde et dynamique sur « Qui sème » et une grande majorité des titres, et se fait plus léger sur structure réduite sur le morceau intimiste et participatif « J.A.Z.Z », Solaar a placé l’artiste angevin touche-à-tout Tom Fire aux platines et à la contrebasse, aux claviers et à la drum-machine. Emeline Fougeray (vue avec Jain entre autres) fait montre d’une qualité technique et d’une présence folles basse en main, lignes slappées bien en avant. La succession de hits démarre « Victime de la mode », « Caroline », « Clic Clic » et « Da Vinci Claude ».

Emeline, Claude et Lynda, basse, rap et backing vocals (photo DG)

A chaque chanson, un public en fusion. Du sourire sur toutes les lèvres, des quadras-quinquas et leurs rejetons qui connaissent les paroles de « Bouge de là », MC Solaar est plus qu’un divertissement familial, il est une passion intergénérationnelle. Le MC de Villeneuve Saint-Georges a progressé, tout en démarrant tôt, ayant mené dans son sillon Oxmo Puccino, Youssoupha, Rocé et d’autres plumes acérées trempées dans l’observation du quotidien. Si les chansons de MC Solaar sont restées des empreintes d’une France multiculturelle en souffrance aujourd’hui, dans cette ambiance de fin du monde avec ce show mortifère de la loi sur l’immigration, le bordel-Bardella, les violences policières, l’utilisation excessive du 49-3, Solaar nous ferait presque regarder le pays avec nostalgie. Pourtant ce n’était pas mieux avant, la France des années 90 était une France sans mariage pour tous et laissait un président – pas le plus discriminant pourtant – parler du « bruit et de l’odeur » pour décrire les appartements des voisins de palier venus d’Afrique. Dans quelques années, des artistes du rap français qui auront le plus pesé sur l’histoire, il y a fort à parier que Solaar supplantera les BOOBA, JUL ou autre Ninho, la roue tourne sans cesse et Solaar a ouvert la voie pour tout un ensemble d’artistes qui ont amené la musique au cœur du processus créatif du rap. L’américain Guru ne s’y était pas trompé en invitant Solaar sur son album concept « Jazzmatazz ». Une évocation de cette collaboration a été réalisée dans la deuxième partie du concert avec « Le Bien-Le Mal », quelle beauté, quelle facilité, Solaar est un athlète du mot de très haut niveau et le rappeur de distribuer sur scène des pouces levés à son public, cela avait quelque chose de maagique… un Solaar, solaire, un Solaar éternel ! Qui eut cru que trente ans après on le reverrait là comme si c’était 1994.

David Glaser

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