Vidy: Une constellation familiale honorée

« Le Ciel de Nantes » est une fresque familiale, drôle, tragique, intime, qui ramène aux histoires de familles de tout un chacun. Cette pièce est aussi tellement française… une incarnation de ce qu’une famille de la classe moyenne tendance très populaire a pu connaître dans un pays en proie aux démons de la décolonisation ratée (la Guerre d’Algérie, les flux migratoires…) et aux traditions qui unissent parfois un peu trop autour de l’alcool les plaisirs partagés des matchs du samedi à Marcel Saupin ou surtout à la Beaujoire. On pense aux réunions du dimanche midi où la clope enfume des esprits tourmentés, complexes, dépressifs… des réunions de famille où on rigole bien aussi. Christophe Honoré qui faisait parler les morts, ses idoles emportés par le SIDA, dans un chef d’oeuvre intitulé « Les Idoles » remet cette idée d’aller chercher dans les absents une profondeur, une « vérité », un témoignage qui éclaire sur une époque révolue mais qui résonne encore dans l’existence de l’auteur. La pièce est différente des « Idoles » car elle traite de personnages réels que Christophe a pratiquement tous connus. Et l’idée de faire revivre ces disparus (sauf sa maman Marie-Dominique) prend la forme d’un film en cours de confection. La pièce est jouée jusqu’au 8 février au Théâtre de Vidy à Lausanne.

Une partie des comédiens de la pièce ainsi que l’assistante à la mise en scène de Christophe Honoré, Christèle Ortu.

L’idée de base est un projet de film, dont Christophe Honoré, le réalisateur et acteur principal, a quelques difficultés à faire admettre l’existence aux personnages de la pièce. On est dans un décor nantais à une époque qui peut être située entre la fin des années 70 et maintenant, peu importe au final car la plupart des personnages sont morts de toutes façons mais ce qui est intéressant est de les voir figés dans le temps et s’ébrouer dans une réalité du passé pleine de contradictions, de crises et de petites joies, de lourdeur morale et d’infinie tendresse. Christophe Honoré fait parler ses morts, des personnages qui ont compté dans sa vie, ses oncles et tantes, sa grand-mère, sa mère… le tout dans un kaléidoscope de souvenirs tragiques plus ou moins racontés dans le détail, au plus proche de la vérité, même si certaines vérités sont bien enfouies.

On aime la vivacité du verbe chez Honoré, ça fuse et c’est toujours proche de l’os, chirurgical, ça touche car c’est aussi un langage émotionnel, imparfait, populaire. Les dialogues se construisent sur cet accès quasi impossible à la vérité, fautes de traces, fautes de témoignages existants, on ne peut que toucher du doigt ce récit authentique mais là n’est pas le plus important pour l’auteur il me semble car on est dans un tango des secrets de familles plus ou moins éventés, dans un déluge de situations de déni et d’aveuglantes mises à l’écart. On évoque évidemment ce grand-père Puig mort à Clermont-Ferrand et marié à Odette, la grand-mère de Christophe.

Puig est un homme fantasmé, « aimé » et réinstallé dans l’arbre magique de la famille par un petit-fils qui ne veut pas condamner la brute qu’il était. Alors qu’ils ne se connaissaient pas finalement, le grand-père espagnol ultra violent et singulier dans son désir de « contrôler » les femmes (pas que la sienne) est passé dans les coulisses de la vie de famille de Christophe. Il a été mis au banc d’une famille aux lésions multiples pour tout son héritage. « Comment intégrer un personnage banni de l’histoire ? questionne Harrison Arevalo qui joue le grand-père Puig, il fallait trouver des situations pour s’imposer dans l’histoire. C’était une question de théâtralité, c’est un personnage qui est né de l’improvisation. Il y avait la place à travers la scène, à travers l’envie de faire partie du film, il fallait imaginer des situations ou je pouvais m’imposer, il fallait que les autres personnages se positionnent par rapport aux personnes qui veulent s’imposer. »

La pièce « Le Ciel de Nantes » réinstalle la mémoire d’une smala pas épargnée par le malheur pour conjurer ce satané sort qui touche souvent les plus faibles d’une société déjà très fractionnée. Claudie, la tante morte jeune, défenestrée car on l’a considérée comme « folle » au sein de l’institution qui était sensée lui redonner sa place parmi les névrosés, elle avait eu deux enfants, le premier mort-né. Cette jeune femme jouée par Chiara Mastroianni a ceci de touchant qu’elle est un parfait exemple de la machine infernale qu’est l’institut psychiatrique quand il traite ses patients avec aussi peu d’égard qu’un détenu à la Carquefou. C’est aussi ça que l’on ressent très fort dans le récit de Christophe Honoré, une prise directe dans les interstices de la vie où les fils n’ont pas été protégés. L’électrocution, la sortie de route, le drame n’est jamais très loin.

Chiara Mastroianni dans un rôle de jeune mère à la dérive, psychiatriquement atteinte, selon une autorité médicale cynique

Christophe Honoré utilise une palette de moyens techniques mélangeants le son, la vidéo avec écran de cinéma qui descend au milieu du décor, le chant est aussi présent (l’amour d’Honoré pour la musique pop new wave comme Depeche Mode se conjugue bien avec les besoins d’un soundtrack de variété Sheila, Julio Iglesias…) pour un effet assuré sur le public. On notera aussi la force d’un texte scandé sur de la musique de plus en plus violente, subterfuge facile mais tellement réussi. Quant à la référence à l’homosexualité, cette famille n’est pas vraiment prête à entendre parler de quelque chose qui dévie de « la » soit-disante « norme », comme si on ne déviait pas assez comme ça, mais là ce qu’on ressent dans cette méchanceté de surface, ce désaccord de principe, cette appartenance à une classe disqualifiée qui ne déroge pas à la loi du « qu’en dira-t-on ? », c’est quelque chose de plus complexe. Certes, on en est aussi là, dans cette France des pneus crevés de la bien-pensance, cette France qui pue le conservatisme tout en trompant sa femme, cette France qui juge tout le temps et souvent durement, sans jamais se regarder dans la glace et voir à quel point elle est moche et blanche comme un cul, cette France de Le Pen qui tabasse les immigrés alors que sans immigrés elle n’est plus. Il faut retenir cette partie du récit hyper intime de la pièce où finalement les haines et les manifestations de sentiments plus positifs se confondent en permanence dans un ballet où malgré les différences, on finit toujours par exprimer son amour.

Christophe Honoré a laissé beaucoup de liberté à ses comédiens pour que les idées hors-champ familial, les trouvailles de l’équipe, viennent interpénétrer son récit personnel. Youssouf Abi Ayad qui incarne Christophe (comédien vu dans «Les Idoles », premier spectacle joué à Vidy en 2018) a raconté au public venu à la rencontre de certains comédiens après comment l’écriture du texte s’est effectuée. « On a pu fouiller dans l’histoire de Christophe. Chacun a pu venir avec ses propres bagages, chaque partie de la pièce avait un chapitre au préalable et on improvisait, des gens réécrivaient tout ce qu’on disait et ça a duré deux mois, les textes ont été composés au fur et mesure » dit-il. La dernière chose qui me paraît étonnante, c’est cette mise en abyme assez modern et très pratique pour placer l’histoire sur deux temporalités, cette transposition d’une histoire quelques décennies plus tard marche bien, un peu comme dans le dernier film de Todd Haynes « May December » où Natalie Portman se retrouve chez Julianne Moore en Géorgie, Portman joue le rôle d’une actrice de cinéma incarnant une femme interprétée par Moore accusée aux yeux du monde d’avoir quitté mari et enfants pour aller vivre une idylle avec un jeune homme… de 13 ans. Le processus de mettre en scène la fabrication d’un film documentaire fictionnalisé est très intéressante, elle permet toutes sortes d’interprétations nouvelles, de réécritures salvatrices, de réconciliation avec le passé via des réinterprétations qui n’apparaissent pas comme jugeantes, méprisantes, il y a des va et viens aidés par la technologie qui enveloppent le spectateur, le garde en éveil, curieux, galvanisé même.

On ressent de la bienveillance pour cette famille cassée. Une spectatrice, professeure de tango avec qui j’ai pu discuter à la fin du spectacle note que Christophe Honoré réussit sa constellation familiale avec « Le Ciel de Nantes ». Et c’est vrai, Nantes, son stade plein comme un œuf de canari, son château d’Anne de Bretagne, son Quai de la Fosse mal fréquenté, ses villes et ex-villages de banlieue comme Saint-Herblain, elle comme moi avons vécu pas loin, les réalités de chacun dans cet Ouest de la France un peu trop catho, un peu trop beauf ne sont jamais très différentes. Pour l’aspect jouissif de la pièce, il y a une scène que je mettrai en exergue, cette scène de tango entre Puig et Christophe, sans doute un des moments les plus forts de la pièce, une vraie réconciliation entre le bien et le mal, entre l’enfoui et la surface, entre le banni et l’enfant qui retrace. Honoré a fait passer le message, cette famille est vraiment formidable.

David Glaser

http://www.vidy.ch

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