« ARIA », L’ODYSSEE MECANIQUE DE JASMINE MORAND

En ouverture de la Fête de la danse le 11 mai dernier, la salle de Nuithonie à Villars-sur-Glâne proposait le solo de la chorégraphe veveysanne Jasmine Morand. ARIA est une fresque de l’accélération, de la sublimation, du chaos interne qui implose. Une suffocante et libératrice digression humaine à bord d’un baquet de voiture de course imaginaire étriqué, puis multi-dimensionnel. La pièce est une allégorie d’une vie supposée monolithique, définie par la performance et la ligne d’existence à poursuivre sans trop survirer dans les courbes. Lente puis déliée, la danse de Fabio Bergamaschi, surprend, dérange, hypnotise, ouvre un sas de pensées folles puis apaisées, extasiées et violentes. Le tempo du solo, de prime abord maîtrisé, devient effréné. Il galvanise danseur et spectateurs dans un état complexe mélangeant sensations de dépassement, de fureur et de légèreté comme en apesanteur.

Fabio Bergamaschi dans ARIA (photo Céline Michel et Jasmine Morand)

Jasmine Morand avait envie de ce solo avec ce danseur en particulier. Question d’harmonie des sens et de l’inspiration au service de l’expression chorégraphique, de l’apport d’un corpus d’images et de séquences dansées qui marquent le regard de l’observateur, une question de passé artistique. Une conjugaison de talents.

Tension(s)

Un homme tout en tensions et extensions se présente replié tel un animal de nuit en hibernation, tel un oiseau, une chauve-souris. Cet amour du geste où les métaphores s’entremêlent dans chaque pas impressionne. On est entre ombres et lumières (plutôt légères et blanches), entre jeu circulaire de mouvements de déploiement du haut du corps et mouvement sur un axe, répétitif, un peu angoissant. Un mouvement tantôt minimal, tantôt nourri, presque sauvage, en accélération perpétuelle comme une prière en balancier devant un mur des lamentations. On est dans la construction phasée, dans la maîtrise d’éléments physiques avant le grand départ pour une course qu’on imagine plutôt longue et périlleuse. On sent une tension, on la sentira tout du long avant la récompense finale, en apothéose, sur une ligne de crête qui fait basculer le danseur dans un état d’euphorie sur la ligne droite d’arrivée, un drapeau à damier imaginaire venant refermer une escapade en « monoplace invisible » devant un public de Nuithonie en pamoison. On pense à Jo Siffert et ses excès, on pense à Ayrton Senna et sa malchance, on pense aux planches du décor qui brûlent comme le ruban du circuit de Bahraïn.

Fabio Bergamaschi dans ARIA de Jasmine Morand (photo David Glaser)

Le danseur qui démarrait son tour de chauffe casqué, comme on sortirait du ventre de sa mère équipé pour éviter les coups tordus de la vie sur terre, est très présent. La vie est une course pleine de chicanes compliquées, elle n’est pas un marathon pour solitaire, mais le pilote du bolide doit d’abord assurer son « run » avant que de faire mine d’intégrer les concurrents. Voilà une bien jolie métaphore.

Occupation de l’espace

L’élément central de ce spectacle est sans doute le terrain occupé par Fabio Bergamaschi entre un « mur de sons et lumières » sur lequel le jeu de lumières projette une ombre qui grossit au fur et à mesure du mouvement. Bravo au trio Neda Loncarevic-Dragos Tara-Rainer Ludwig (respectivement en charge de la scénographie-la musique-la lumière), nous sommes emmenés dans une ambiance de film de science-fiction, futuriste avec peu d’artifices, des idées simples mais qui font mouche.   

Fabio Bergamaschi dans ARIA (photo de Céline Michel/Jasmine Morand)

Pop-culture

Le spectacle passe d’un tableau minimal où toutes les boucles chorégraphiques se développent dans un espace toujours très circonscrit, comme si notre héros était enserré dans l’enclos d’un cockpit d’avion de chasse. Le jeu de mise en scène permet de raccrocher le spectateur à la culture pop. On y voit le casque d’un pilote de course posé sur le haut du torse contorsionné du danseur, on pense au chevalier sans tête bien sûr. Puis on découvre un casque posé en sens inverse, boombox frétillant, sons EDM légers en sortant par bribes subtiles… Les éléments du décor font apparaître alors l’image d’une moitié de Daft Punk, l’effet légèrement comique est savoureux quoique très discret. La présence du casque est centrale au spectacle. L’accessoire permet de signifier la grandiloquence et la récompense du podium, une séance de peinture à la bombe aérosol couleur or venant saturer la fin du show avec références à l’industrie (du spectacle?) dans ce qu’elle a de plus superficiel. Les spectateurs des premiers rangs participent olfactivement à la séance de couronnement.

Fabio Bergamaschi dans ARIA de Jasmine Morand (photo David Glaser)

Bande de lumière furtive

ARIA est complexe mais fluide, émouvant tout en étant grisant. On y somnole, hallucine et s’exalte. Les émotions de la quête d’un titre imaginaire, d’une gloire tape à l’œil s’opposent constamment dans un élan peu rectiligne. Pas de fausse-note, juste un récital de manœuvres passées à la limite comme un funambule sur sa corde. Mention spéciale à la chorégraphe de Vevey, cette thématique tellement peu usitée. Jasmine Morand a grandi entouré de vrais connaisseurs du sport auto et de la fabrication de bolides (son père Louis était un créateur d’automobile connu, Georges, son oncle a gagné les 24 Heures du Mans en 1976 dans la catégorie VI/-2I au volant d’une LOLA T292, moteur Ford Cosworth BDG 1998 S4 Dunlop, aux côtés des pilotes François Trisconi et André Chevalley).

Le décor minimal qui accentue cette sensation de solitude est une excellente idée, apaisante dans ce climat de violence, de bruit étouffé (le jeu se situe sur des ambiances sonores où vrombissements et sons minéraux légèrement « salis » alternent). Le passage de la voiture miniature dans ses tours de circuit imaginaire, autour du plateau, accompagnées d’une bande lumineuse furtive déclenche un flashback dans l’enfance de chacun.

Fabio Bergamaschi dans ARIA de Jasmine Morand (photo de Céline Michel)

La motricité chahutée, le regard hagard du pilote-danseur en fin de course, la tête dans les ventilateurs d’une soufflerie antagoniste au début du solo… tout cela accroit le sentiment de vitesse, de perdition, d’ « embolie » puis d’embellie. Qui n’a jamais connu le sport auto de près ne peut réaliser que l’homme ou la femme derrière le volant de leur GT, proto ou F1 est bien seul.e – même relié.e à son écurie par les ondes – dans l’enfer de la ronde. Le spectacle, dans sa beauté circulaire, ouvre une porte de l’enfance et la referme aussitôt, le joystick de la voiture télécommandée bien en main de l’artiste ne peut faire autrement que chercher le clash, le crash, la défaite. Après quelques ordres maladroits, les objets de plastique s’entrechoquent. Voiture contre casque, machine contre tête, destin fatal contre désir de vie. On y voit la course de fond de chacun, dans cette vie de « trop-plein », rythmée à 200 à l’heure. ARIA nous offre un frein puissant. Airbag compris.

David Glaser

Pour tous renseignements sur ARIA et la compagnie Prototype Status, cliquez sur ce lien.

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