Avec « Lumen », dont l’avant-première avait lieu hier jeudi 10 septembre dans l’accueillante salle de l’Esplanade du Lac de Divonne-les-Bains et dans le cadre du Festival de la Bâtie, la chorégraphe suisse Jasmine Morand signe une création magistrale, sortant le spectateur d’un climat nocturne, souterrain et apocalyptique pour l’inviter à une marche vers la lumière, vers la beauté et la synchronicité des gestes. La technicité de l’alliage danse-décor-lumières est une réussite. Le propos de la créatrice, en ces temps incertains, arrive comme un pétale de rose blanche sur des cœurs assoiffés d’émotions scéniques fortes. A voir sans faute, même si la danse contemporaine ne vous inspire pas. « Lumen » soigne les âmes avec sa force.

« Lumen » est un rayon de soleil, neuf mois après l’arrêt quasi total des productions théâtrales et chorégraphiques, la nouvelle création de la compagnie Prototype Status place la barre très haut. Dans ce chef d’oeuvre à 7 danseuses et 6 danseurs, le mouvement de composition chorégraphique inspire à l’observateur des images d’arabesques humaines, de rosaces de chair et d’os et de motifs animaux, couchés sur un plateau incliné et reflété sur un miroir géant. C’est complexe, hypnotisant, géométriquement implacable de rigueur et de beauté.
Le spectateur est en apnée dans cet équilibre des lumières et devant cette technicité d’une scène mécanisée à la force du poignet du régisseur. Un plateau d’apparence minimale, qui en réalité a exigé un investissement de titan à la scénographe Neda Loncarevic pour servir le propos de la chorégraphe et propulser des jeux de lumière sur le miroir afin de sublimer les tableaux de « Lumen ». De tableaux, il ne faudrait d’ailleurs par parler, tant la fluidité d’enchaînements des lignes géométriques et chorégraphiques des treize artistes est remarquable. On notera des groupes de deux individus aux costumes uniformisés avec ces tuniques sans manches très sombres mais révélant des motifs de haute-couture au gré des projections de lumières. Des pièces complexes aux coutures ciselées conçues par un costumier inspiré nommé Toni Teixeira. Il n’y a pas ou quasiment pas de défaut dans l’exécution des formes. Le ballet des gestes millimétrés fait penser à une répétition de voltigeurs en parachute, à même le sol, avant de prendre l’avion. L’essentiel du début de la création se joue sur ce plateau mouvant, à même le sol… avant de prendre de la hauteur.
L’allemand Rainer Ludwig, chef des lumières, a travaillé comme ses camarades de la production. Sans relâche. Depuis deux ans. Passant quelques nuits blanches à peaufiner son lightshow avec ces jeux de réflexion sur les plaques de miroir (elles aussi d’origine allemande) afin de chasser le « bruit » des ombres indésirables. Dans les motifs primitifs imaginés par Jasmine Morand, on trouve un lien évident avec sa précédente création – toujours en cours – Mire. Un spectacle qui a beaucoup tourné, a pas mal été primé et a surtout remporté un succès important en Europe, notamment en Europe au Holland Dance Festival. Les corps s’imbriquaient déjà dans Mire, dans une mécanique de haute précision à la manière d’un mouvement développé par un grand horloger suisse.

On est à mi-chemin de la représentation et on donne volontiers une mention spéciale pour cette perpétuelle chute des corps. Des entités alourdies, attirées par le bas ou même par le sous-sol. Les mouvements débutent pas une escalade harmonieuse du danseur, ponctuée par un flashback, une lumière qui le projette… Plus tard, on remarquera aussi ces spasmes ordonnés par la bande-son erratique de Dragos Tara. Le musicien lausannois, dans sa passion pour la musique concrète, chère à Pierre Schaeffer, a répondu à la commande de Jasmine Morand en posant un climat sombre et entêtant, une musique modulaire aux détours envoûtants et sépulcraux. On cherche l’ouverture, elle arrivera par à coups avant de se concrétiser complètement en fin de spectacle quand un rai plus blanc s’extraira de la production gestuelle du peloton de danseurs.

Une force animale s’échappe de la danse, faisant penser à une chenille, un mille-pattes, enrôlé dans un processus industriel, discipliné comme une défense d’un Bayern Munich. On perçoit aussi un groupe de batraciens-chantants s’ébrouant à tour de rôle par soubresauts épileptiques. On se sent bougé par une telle synchronicité du travail, par ces éclairs de génie abattus avec douceur et sensibilité sur ce plateau recouvert de six couches de peinture, supportant une chaleur permettant le changement chromatique du sol. Un chef d’oeuvre, à découvrir ce soir encore au Festival de la Bâtie à l’Esplanade du Lac, à Divonne-les-Bains, avant de se déplacer au Reflet à Vevey les 24 et 25 septembre, puis les 1er et 2 octobre au Théâtre Benno Besson à Yverdon-les-Bains et à Equilibre à Fribourg les 8 et 9 octobre. Enfin au Théâtre du Passage le 22 octobre. Pour tous renseignements , allez sur ce site: et parlez-en à vos amis calfeutrés chez eux en attente du vaccin, dites-leur qu’à Divonne on met le masque.