Thierry Sadoun est un aventurier de la production, un passeur et un faiseur de carrières. Le nombre de grandes stars qui ont eu l’occasion de le croiser vous le diront toutes (Yannick Noah, Patrick Bruel, Ricky Martin, Shakira…), il sait livrer. Thierry habite aujourd’hui en Suisse après avoir navigué dans un triangle personnel entre la France, le Maroc et la Grèce. C’est dans le canton de Genève, à Hermance, un magnifique village longeant la côte du lac Léman qu’il a élu domicile en famille. Village dans lequel il rayonne et socialise, visage illuminé par un sourire qui ne le quitte jamais. Portrait d’un marieur de talent(s),
Touche-à-tout, self-made man, businessman, Thierry Sadoun est une personne rare, au service des talents de tous univers, réalisateurs de films, groupes de rock, artistes internationalement reconnus, photographes d’exception et plasticiens, sans oublier les représentants du monde de l’entreprise, aux agents connectés aux médias visuels, aux organisateurs de l’entertainment, de la culture d’Etat et du monde de la (très) Haute Couture. Voyez sa bio express en six dates (ci-après) et jugez-en sur pièces, Thierry est un entrepreneur, un visionnaire et un marieur. Ce quinqua à l’allure sportive prend soin de profiter de chaque minute de la vie pour ne pas se sentir dépassé. Il reçoit dans son environnement genevois, décontracté, ouvert, pas avare d’anecdotes. Installé confortablement dans son bateau, il n’hésite pas à se livrer sur des moments douloureux de sa vie, les trahisons et surtout un drame de jeunesse alors que plein de fougue il réalisait une de ses toutes premières productions d’événements au Zaïre. Toujours en tenant la barre comme un capitaine d’un navire qui a vu défiler des milliers de rives comme autant de découvertes, il n’a pas peur de parler de ces quelques échecs qui rendent l’homme plus fort. Et Thierry de se reprendre, l’air songeur, en se questionnant sur les raisons qui poussent à aller chercher au plus profond de lui-même les convictions, les idées, les causes pour lesquelles il se bat.
A Hermance, au bord du lac, à quelques kilomètres de la frontière française, il contemple un nouveau pays qu’il aime profondément, une Suisse paisible et conquérante. Il a contribué au lancement des carrières de grandes stars telles que Ricky Martin ou Shakira en produisant l’ «image» de ces artistes en vidéo et dans les livrets des disques. A l’époque, MTV et M6 diffusaient du clip en grande quantité sur leurs antennes et les amateurs de musique achetaient cette antiquité qu’on appelle le Compact Disc. Comme dans les années 80/90, Thierry Sadoun est aujourd’hui un jouisseur des bonnes choses de la vie et c’est en amateur d’art et assoiffé de culture mainstream qu’il cherche toujours les chemins pour relier les gens, assembler les talents et faire que des projets soient incarnés, inspirés, couronnés de succès. Ça doit être ça le travail d’un producteur : trouver les meilleurs fils pour tisser des liens et coudre une œuvre d’art à la main, avec patience, avec finesse et inspiration. Venu en Suisse pour le travail de sa femme, il s’est lui-même installé ici pour produire, donc pour être libre de créer et d’avancer vers ce but que beaucoup de petits génies de la communication poursuivent : raconter une belle histoire. C’est aussi à l’épreuve du temps que l’on construit de belles trajectoires de vie. Le temps justement est une notion importante dans la vie de Thierry, tout comme le sont les notions de sagesse, de rectitude et de puissance. Une belle histoire que voici, elle est assez longue, alors je vous propose de la lire en trois parties, une courte biographie en six dates pour commencer, une interview fleuve suivie d’un résumé de toutes les collaborations marquantes et les récompenses qui ont jalonné le parcours de Thierry Sadoun, le producteur et marieur.
Bio Express.
1974 – Première fiche de paie.
1981 – Création de la société «Première-Heure».
1985 – Disparition au Zaïre d’une expédition dont il était le producteur.
1989 – Lancement de «Une 2 Plus, TV & Clip»
1992 – Lancement de «C’est la Vie»
2010 – Conseiller & connecteur
Suississimo : Vos parents sont marocains. Cette culture franco-marocaine vous a apporté quoi?
Thierry Sadoun : Une vision romantique du sud, le goût des couleurs, une idée que l’on est une tribu du voyage, mais né en France… ça doit aider à faire son deuil.
Quel est votre rapport aujourd’hui au Maroc?
J’ai réglé le problème. Je ne vis plus dans le passé contrarié des enfants en quête d’identité et quand l’Afrique part en vrille, on peut être fier d’être lié à une monarchie éclairée.
Votre parcours professionnel a commencé où, comment et quand?
A Paris, en 1974 chez «Fresh Air», une des premières sociétés de production de messages pub pour la radio, très créative et innovante dirigée à l’époque par Michael Japp et Patrick de Chanvalain.
Quelles sont vos premières grandes satisfactions et émotions en tant que producteur?
La reconnaissance par la profession, des prix aux Etats-Unis et en France dans le domaine du clip et des technologies. Je ne me déplaçais pas pour recevoir les distinctions, une sorte de crainte d’être « devant » puisque mon souci a toujours été de « savoir livrer », au service des artistes et des entreprises qui me faisaient confiance. Un homme de l’ombre… d’où l’exercice compliqué pour moi aujourd’hui.
Vous avez décidé de vivre en Suisse, pourquoi?
Ce n’était pas une volonté mais une opportunité de carrière donnée à ma femme qui est venue en éclaireuse. J’étais persuadé qu’elle reviendrait après six mois vers Paris une fois lassée. Ce n’était pas le cas, et je l’ai rejointe avec les enfants. J’ai serré les dents les six premiers mois, vivant dans les allers et retours avec Paris où nous avons gardé notre appartement. Une métamorphose s’est opérée sur moi : j’ai lâché prise avec mes anciens réflexes. En Suisse, j’ai trouvé l’apaisement et la vraie relation humaine, en accord avec une nature hors du commun. J’ai le sentiment que la Suisse est maîtresse de son destin. Les lignes sont droites et les arrondis d’une grande douceur. L’été sur le lac, l’hiver à dominer les vallées enneigées, je suis skieur…
Quel a été l’élément déclencheur de votre arrivée dans le monde de la musique?
Pour un homme d’image et de communication, l’arrivée de la vidéo musical, donc « du clip » a été l’opportunité de produire des films d’une créativité rare. J’avais l’impression de vivre dans « un ministère de la culture moderne». Une écoute d’un single ou d’un album et on pouvait proposer des concepts, des images, des voyages… Trois semaines après le feu vert de la maison de disques, votre film était déjà à l’antenne et nos créations « image » dans les bacs. Nous étions des compagnons du devoir qui réalisions une pièce unique, associés, de ce fait, à une carrière d’artiste.
TALENT SCOUTING
Quel était votre spécificité dans ce monde concurrentiel?
J’étais reconnu pour être un talent-scout, souvent à l’origine des premiers films des réalisateurs de renom. J’étais à la recherche des tendances à l’origine de projets d’abord en développement, aboutissant ensuite à une reconnaissance forte. Je sais ressentir les succès de demain, les adapter, m’entourer des talents nécessaires en créant l’engouement capital à la mobilisation. Finalement, ce sont ces qualités qui aujourd’hui encore font grandir mes projets.
Avez-vous pu obtenir de gros budgets pour faire des clips?
J’ai produit quelques clips durant les années 80 mais je suis passé à la vitesse supérieure dans ce domaine durant les années 90. J’ai eu des budgets importants pour filmer la grande scène francophone au complet. J’ai eu aussi d’autres activités comme la production ou la coproduction de cinq fictions, un long-métrage, cinq court-métrages et une centaine de documentaires à travers deux entités. Nous avons, entre autres, produit avec VF (Version Française Productions) «La Justice en France» avec Daniel Karlin, Philippe Bouché et Rémi Lainé. Nous sommes allés chercher en Belgique «Strip-Tease» l’émission culte de France 3. Puis, Ludwig Van « Soliste ensemble » avec l’Inter Contemporain de Pierre Boulez , « Cavaléria » avec Jessie Norman, les premiers clips de musique classique pour La 7 et Chanel 4 en UK avec Olivier Berninger et «L’histoire de la Techno» avec Eric Dahan pour Arte…
La communication en images dans la musique, était-ce le plus motivant de vos différents mandats?
Oui, c’était une expérience extraordinaire de se voir confier l’«image» d’un artiste en devenir ou savoir pressentir le besoin d’un artiste déjà reconnu. Tu pars de zéro avec un artiste tel que Ricky Martin pour l’aider à construire son image et après on parle de millions de singles et d’albums vendus. Tu te sens associé à un projet international, un succès!
Avec qui avez-vous travaillé?
Patrick Bruel, Peter Gabriel, Jessie Norman, Shakira, Mc Solaar, Spice Girls… (liste quasi-exhaustive après cet article)
TRAVAILLER L’IMAGE D’ARTISTES DE TOUTES DISCIPLINES
Comment leur parliez-vous? Vous permettiez-vous d’impliquer les musiciens dans le processus de création ou étiez-vous juste un marieur entre une maison de disques et un réalisateur?
Avec le réalisateur, nous formions un binôme créatif, j’étais là pour créer à la fois le mariage mais en même temps créer l’engouement sur le projet et contribuer aussi sur le plan créatif. Vendre l’image globale d’un artiste, c’est aussi se soucier de la somme d’efforts qui permettent à un produit artistique de voir le jour. Et cela doit se concrétiser par des ventes. J’adore la culture du résultat. Je jouissais d’une très bonne réputation et le fait d’appuyer un réalisateur auprès d’une maison de disques et d’un artiste avait valeur d’engagement.
Quelle est votre philosophie du travail avec les artistes et financiers que vous côtoyiez?
Tout d’abord, une grande écoute, bien saisir l’ADN de la marque pour réaliser un mariage entre un projet artistique, une institution ou une entreprise, avec toutefois une rigueur budgétaire. L’enfant se doit d’être partagé par les deux parties.
Genève vous apporte-t-elle une nouvelle sérénité, une nouvelle façon de travailler?
Je suis dans l’esprit de conquête paisible. J’ai envie de faire bien. J’ai envie de rencontres. J’ai envie d’être surpris en bien et d’amener en retour le meilleur de moi-même. Produire est lié a mon expertise et mes réseaux. Le plus important… je sais livrer.
MATURITE ET HUMANITE
Avez-vous avec Prada le même type de communication qu’avec des responsables de la culture, des artistes, des sportifs? Qu’est-ce qui relie tout ce beau monde?
Je suis moi-même, en pleine maturité, attaché tout d’abord à l’humanité et à la confiance des personnes, c’est ce qui relie aussi tous ces acteurs. J’ai un don pour pressentir les mariages. Tout dépend des projets de Prada. Je peux être force de proposition mais en général les projets viennent de leurs cartons. Je suis un bon soldat et au final je me sens associé et responsable. Sur les productions d’événements indépendants, nous pouvons bâtir depuis zéro et chercher les associations. Le langage est celui de l’artiste associé à la marque-partenaire.
Travaillez-vous surtout au coup de coeur?
Je marche à l’enthousiasme mais j’ai besoin de me sentir utile dans un dispositif, je dirais que c’est un ensemble.
Comment votre famille voit-elle vos activités?
J’ai une femme Anglo-Indienne d’un pragmatisme British. Elle est avocate de formation, aux barreaux de Londres et de Paris. Aujourd’hui, elle est engagée dans des équipes dirigeantes avec des modes opératoires et des systèmes de pensée qui appartiennent au monde de l’entreprise. Elle aime me voir heureux dans mes activités, je suis sa recréation. En vingt ans de vie commune, elle sait m’apporter ses conseils sans me castrer. J’ai quatre enfants dont deux petits de 13 et 11 ans et deux grands de 28 et 26 ans déjà reconnus voire très connus qui aiment mon indépendance, ma liberté d’esprit et mon statut. Visiblement, ils ont pris le même chemin avec de grands succès dans leurs activités. Ensemble, souvent, nous réorientons nos projets en les partageant.
SUISSE, MAROC, FRANCE… PAS DE FRONTIERES
Qu’est-ce qui vous plaît dans la mentalité Suisse?
Le sens civique, le pragmatisme… Petit, le pays fait de grandes choses. C’est un pays ouvert. Les Suisses voyagent beaucoup. Le pays est une sorte de paradis. «Suisse», c’est une marque… mais une marque qui repose sur l’humanité, la sagesse. Le nombre de personnes que je croise et qui pensent connaître la Suisse à distance est incroyable! Je dois reconnaître humblement que je faisais partie de ces gens-là, venant en Suisse chaque année pour les vacances. Mais la Suisse a beaucoup de facettes et pour la découvrir il faut y passer du temps et la vivre avec un esprit ouvert et curieux. Il faut prendre le temps de discuter avec les personnes qui se livrent petit à petit, s’intéresser à leur mode de fonctionnement, leur approche honnête et pragmatique sans juger avant d’avoir compris l’ensemble, le contexte.
Quel vin suisse appréciez-vous?
Je suis fan de la «Petite Arvine».
Vu de Suisse, le «French bashing» vous attriste-t-il?
Non pas du tout, je suis très sévère à l’égard de la France… J’ai toujours pratiqué l’auto-dérision. Le sens critique permet d’avancer. J’étais entrepreneur dans ce pays. J’ai le sentiment d’un gâchis énorme. Les entrepreneurs ne sont pas aimés car le dogme prend le dessus sur la réalité. Nous ne sommes pas aidés, le français est révolutionnaire dans l’âme, un coupeur de têtes, une sale habitude. Les belles âmes sont légion à toujours se repentir de ne pas avoir fait assez. Mais ça ne fait pas avancer… J’aime dire que je suis royaliste au Maroc et démocrate en Europe mais j’avoue que je ne sais pas où me situer aujourd’hui en France. J’ai le «mal de terre». Mon sentiment profond est celui là. Je pense avoir fait beaucoup pour mon pays, la France, et je ne me suis pas senti récompensé.
Si vous deviez habiter dans un autre village que Hermance, ce serait quel village ou quelle ville?
Nous avons choisi Hermance et après nous avons trouvé la maison de nos rêves. L’idée était de ne pas reproduire ce que nous avons vécu à Paris et de vivre une autre expérience plus près de la nature et du lac. J’ai du mal à regarder l’herbe du voisin en me disant qu’elle est plus verte et meilleure sur tel autre versant… Je suis plus critique dans le travail que dans mon «chez-moi».
Quels sont vos goûts musicaux?
Je viens du Rock & Roll, c’est générationnel. Tout ce qui vient du blues en quatre temps me caresse les tympans. Mais j’ai passé tous mes étés en Grèce dans les Cyclades, le bouzouki est dans mon cœur comme les chansons à texte et la musique du monde.
Comment avez-vous vécu l’avancée de vos anciens compagnons d’affaire comme Patrice Haddad?
J’ai toujours été fier d’avoir monté ma première affaire avec Patrice que je considère certainement comme un des plus grands visionnaires de la production publicitaire… une sensibilité énorme. Je ne cache pas qu’à certains moments difficiles, je me suis posé la question de savoir s’il n’avait pas été judicieux de rester dans cette entreprise qui n’a cessé de croître. Patrice, au moment où le clip s’est arrêté du fait du manque de recettes des maisons de disques avec l’arrivée du téléchargement illégal, m’a gentiment proposé de le rejoindre mais j’avais envie d’une nouvelle expérience. J’ai un besoin de réécrire l’histoire tous les dix ans dans mon expertise, c’est mon rythme. Sincèrement, je suis tellement heureux de mon développement personnel dans mon activité aujourd’hui. J’ai la confiance de grands artistes et de grandes marques.
Auriez-vous aimé démarrer «Première heure» aujourd’hui?
Certainement pas, il faut avoir vingt ans pour être dans cet univers c’est une guerre permanente. Je suis content d’avoir quitté cette zone de conflit.
Qu’ont pensé vos parents de vos choix de carrière?
Souffrant de dyslexie et de dysorthographie à une époque où il était difficile d’avancer dans les études avec cette double-peine, ma mère qui était large d’esprit et moderne, mon père qui lui avait fait de grandes études ont eu l’intelligence d’accepter mon envie de partir sur les plateaux de tournages pour écrire mon futur. Je suis le seul à ne pas être diplômé dans ma famille, bref le cancre qui voulais prouver qu’un Sadoun, même sans diplôme, pouvait briller dans l’ombre.
Le numérique a-t-il changé votre vision de l’art?
De toutes les manières, le numérique est une révolution, plus importante que le moteur à explosion. Je pense que c’est un prolongement extraordinaire, j’utilise l’univers numérique pour faire exister des dispositifs qui vont permettre une grande adhésion du public.
LE REGARD UNIQUE ET GENEREUX D’ARTISTES RARES
Qu’y a-t-il de différent à travailler avec des grands photographes comme Jimmy Nelson?
La différence est simple. Il n’a pas d’égo, son seul souhait est de faire parvenir un message au plus grand nombre. C’est une caisse de résonnance. Il a une vision apaisée de l’autre, une mise en beauté.
A propos de votre métier de producteur TV. Comment en êtes-vous venu à coproduire Strip-Tease?
Je rêvais de formats différents, autre que la publicité. Je disposais de fonds et j’ai chassé les bonnes idées et les bons producteurs «en devenir». Je faisais du «capital risque» dans l’image de produits culturels. Sur ce projet, le mérite revient principalement à Véronique Frégosi.
Qui sont vos vrais bons amis artistes qui ont croisé votre chemin?
Si on parle de vraies amitiés fidèles et sincères, je ne peux en considérer qu’une, il s’agit de celle avec la chanteuse israélienne, d’origine yéménite, Noa qui reste une proche et qui a un talent d’exception. En revanche, j’ai toujours plaisir à croiser des gens sincères. Rencontrer Patrick Bruel, Anna Torroja du groupe Mecano, Tarkan, Dany Brillant, Laura et Kriss du groupe Natives, Eric Mouquet de Deep Forest et André Manoukian qui habite à Chamonix et que je croise de temps à autre dans le train. Je ne recherchais pas d’amitiés dans ce domaine. Je ne voulais pas être avalé, mes amis sont banquiers, chirurgiens, avocats, restaurateurs…
Qu’avez-vous appris des gens qui vous ont roulé dans la farine?
Au regard de ma carrière, ils ne sont pas nombreux mais j’ai les noms. Je pense qu’il y a des espaces de travail différents, des territoires… ils sont certainement plus forts que moi. Ce sont des lieux de non-droit que je quitte pour que ceux qui se ressemblent partagent la médiocrité de leur environnement. De cette manière, ils n’auront pas la chance de le faire une seconde fois.
Pouvez-vous revenir pour Suississimo sur les quelques anecdotes de travail avec les grands artistes francophones ou internationaux qui ont travaillé avec vous?
Patrick Bruel. La première fois que j’ai travaillé avec lui, j’avais l’image d’un jeune garçon qui avait joué dans un long-métrage d’Alexandre Arcady et avec un succès musical pas terrible à mon goût qui lui collait à la peau «Lola». Avec son album «Casser la voix», il y avait une maturité et pas un titre à jeter. Je lui ai amené des réalisateurs qui venaient de la danse contemporaine comme Joëlle Bouvier et Régis Obadia. Il y avait un risque pour les deux parties. Le tournage a eu lieu dans un lieu glauque et entre chaque scène, pendant la mise en lumière des nouveaux plans, Patrick se mettait au piano plutôt que d’être au chaud dans sa loge. Aux Victoires de la Musique, alors que c’était l’album le plus vendu cette année-là, le seul prix qu’il a gagné fut celui du meilleur clip. Par la suite, j’ai tourné «Le Café des Délices» avec Patrick. Finalement, ce furent ces deux plus grand succès en image.
Shakira. Nous avons tourné le premier titre de Shakira avec Christophe Gstalder, un de mes plus proches réalisateurs (d’origine suisse). La chanson s’appelle «Estoy Aqui» et la vidéo a été faite à Londres. Ce fut un succès mondial. L’idée était de mettre en scène Shakira dans un rôle de rebelle dans une maison qu’elle devait détruire et pour finir brûler. En arrivant le matin j’étais sur le perron de la maison et j’attendais l’artiste en devenir. Au bout d’une heure, je m’inquiétais auprès du responsable de la maison de disques Raoul Castaing du retard de Shakira. Alors, il m’a appris qu’elle était déjà depuis plus de trois quarts d’heure avec le coiffeur-maquilleur. J’avais vu passer une jeune fille frêle habillée en jeune collégienne. J’étais persuadé que c’était une styliste qui développait un style «Brit College». Une heure plus tard, je voyais débarquer une bomba latina complètement métamorphosée. Voulant être agréable, je proposais à Shakira de nous rejoindre avec l’équipe à la fin de la journée de tournage pour un dîner chez mon ami restaurateur Mourad Mazouz qui avait monté le Momo. Je m’approche d’un homme stoïque, censé représenter les intérêts de Shakira, qui était en train de lire un petit livre, alors que la musique était à fond et que la maison brûlait. Je l’interromps, cherche à être agréable et lui demande quelle lecture semble aussi captivante. L’homme me regarde droit dans les yeux, se présente comme le frère de Shakira, me dit que son livre est passionnant et qu’il s’agit de la Bible. Il me répond aussi que sa sœur (à moitié dénudée sur le tournage) restera dans sa chambre d’hôtel. Je n’ai pas trouvé bon de lui dire qu’il y avait un drôle de contraste entre ce qui se jouait sur le plateau et sa lecture. Il est aussi utile de rappeler que le frère avait la corpulence et la taille d’un avant de rugby et que comme Shakira il venait de Barranquilla en Colombie… oops!
Ricky Martin. Nous avions des objectifs importants en partant d’une histoire pas commune. Ricky est originaire de Porto Rico avec un deal signé avec Sony Tropical. Il cartonne en Argentine avec le titre «Maria» (le célèbre «Un, Dos, Tres»). Le titre n’a rien à voir avec le tube mondial que ça va devenir. Il est lent et les équipes françaises ont une idée de génie pour le transformer en tube de l’été. Ils le travaillent «Up tempo», à 130 BPM. L’idée ne s’arrête pas là. Un deal entre M6 interaction, la structure 360° du groupe M6, et Sony Music se matérialise par un bombardement du clip sur la chaîne qui est la télévision du clip par essence. Quand nous rencontrons les équipes, un lien fort entre mon réalisateur Christophe Gstalder et Raoul Castaing existe. L’idée de Christophe est retenue : ce sera un road movie dans Paris qui sera reconnaissable dans le monde entier. Donc, on internationalise Ricky. C’est un artiste complet, une bête de scène et un acteur depuis son adolescence. Il a participé à des séries TV (Telenovelas) dans le monde hispanique mais son image est à l’inverse du personnage qui va être modelé. Nous allons avec l’accord d’Alain Hubert et de Raoul Castaing métamorphoser le personnage qui à ce moment précis est plutôt caractérisé d’une douceur évanescente, habillé de fringues souples et portant les cheveux longs. Nous allons en faire un «Gucci boy», un «latin lover» quasi macho. J’ai vu ce jeune homme pleurer quand on lui a coupé ses longs cheveux. Résultat, ça cartonne! Au-delà de toutes nos espérances, la France devient via Sony music une machine à fabriquer des stars internationales. Tous démarrent de France avec notre complicité : Ricky Martin, Shakira, Chayanne, Daniela Mercury, Enrique Iglesias. Le savoir-faire français auquel nous sommes associés… Ricky et son team exemplaire sont parmi les personnes que je respecte le plus pour leur professionnalisme, leur attitude et leur gentillesse. Les plus grands sont souvent les plus humbles.
Stephan Eicher. L’expérience est étonnante. A la création de Première Heure (dans les années 80), très vite, nous avons ouvert un studio d’enregistrement dans une ancienne gare désaffectée de Paris. Dans un studio, il y a beaucoup de moments libres et par le hasard des rencontres, je croise Stephan qui cherchait un lieu pour travailler. Son premier album en France a été matérialisé au dessus de ma tête. Stephan est un homme poli, discret, créatif, inventif… Nos relations ont fait qu’il nous a confié son clip. Il a été réalisé par un de mes amis d’enfance français qui avait vécu quinze ans en Allemagne. Ça a très bien marché entre nous.
Yannick Noah. Toute ma vie professionnelle, je l’ai croisé tout d’abord après sa formidable victoire à Roland Garros. Nous avons fait une campagne photo magnifique pour Le Coq Sportif. Son manager musical après « Saga Africa » cherchait a réaliser un EPK (interview vidéo pour la presse). Nous avions besoin de le rejoindre en Suisse où il entrainait l’équipe de France à la veille de sa victoire pour la Coupe Davis. Nous avions choisi l’animateur Arthur pour l’interviewer. C’était un jeune animateur radio assez fougueux à l’époque. Pour terminer la soirée, nous avons pris un dernier verre à Montreux, au Harry’s Bar. Un pianiste nous a chanté tous les grands classiques des Rolling Stones, des Beatles, de Paul Simon… Je me suis levé et me suis mis derrière lui et là, j’ai halluciné. Toutes les partitions étaient couvertes entre les notes de mots en hébreu. Je suis juif. Je suis allé chercher Arthur, juif lui aussi et nous avons compris que le garçon lisait mal l’anglais et avait retranscrit en hébreu les paroles anglaises. Nous avions demandé au pianiste de nous chanter des chansons hébraïques millénaires. Nous voilà au micro avec Arthur avec «David Melher Yisrael» sans complexe. La salle se demandait comment un lieu pareil consacré au jazz pouvait accueillir une bar-mitzva. Le pire, c’est que Yannick, toujours prêt a faire la fête, nous prend le micro et reprend la chanson en hébreu. Là, j’ai failli mourir de rire. Je pensais qu’il y avait une caméra caché mais Yannick a chanté trois chansons en hébreu que seuls les initiés pouvaient connaître. Le tout s’est terminé avec des hommes en smoking et complet veston, des femmes très élégantes, tous à la queu leu-leu dans un «Saga Africa» mémorable. Les collaborations se sont poursuivies avec comme réalisateur Mario Testino et Yannick Sayet. On est allé tourner dans le Cameroun de Yannick, à Kribi pour le clip de «Simon Papa Tara», son énorme succès. Nous y avons fait toutes les images, le clip et l’EPK. Un soir, nous étions tous autour d’une grande table. Le manager, les musiciens, le realisateur… et Yannick de manière enflammée me regardait fixement en racontant les méfaits de la colonisation sur son pays d’origine. Le ton a monté et j’avais le sentiment d’être dans «Tintin au Congo». C’est vrai que mes origines berbères juives par ma maman et mésopotamiennes par mon père m’ont offert une peau blanche. J’étais un peu énervé de ce discours dogmatique et ma réponse fut assez directe. «Yannick, tu es l’enfant d’une blanche et d’un noir… Mes ancêtres sont depuis des milliers d’années sur le continent africain…» C’est fou comme on est toujours l’étranger de l’autre.
La vie professionnelle de Thierry SADOUN en résumé.
Producteur de clips, films publicitaires, fictions TV et documentaires. Il a été le créateur du groupe «Première Heure» et de «C’est la vie». Il a collaboré durant plusieurs années avec des réalisateurs de renommée internationale : Jean-Baptiste Mondino, David Lynch, Ralph Parson, Pascal d’Hoeraene, Antoine Meyer, Mario Testino, Michel Guimbard, Dominique Isserman, Paolo Roversi, Christophe Gstalder, Didier Kerbrat, Mathieu Kassowitz, Toru Tokikawa,Vincent Soyez, Satoshi, Eric Dahan, Jan Kounen, Peter Lindberg, Jean Paul Saulieu.
A son actif, plus de 400 clips musicaux, 200 films publicitaires, une dizaine d’habillages TV, une vingtaine de documentaires, deux MTV Awards à Los Angeles, plusieurs Lions à Cannes et une victoire de la musique. Le tout, à travers la Société de production de pub, Première Heure 1982-1992 ainsi que la société «Une de Plus» & «C’est La Vie», leader de clip en France entre 1992 et 2002. Les artistes qui lui ont confié leur image sont :
Manu Chao, Patrick Bruel, Rhany Kraji (Maroc), Peter Gabriel (GB), Chayanne (USA), Jessie Norman (USA), Jean-Jacques Goldman, Shakira (Colombie), Tribal Jam, l’Intercontemporain de Boulez, Mc Solaar, Michel Fugain, Eddy Mitchel, Enrique Iglesias (Espagne), Spice Girls (GB), Pascal Obispo, Daniela Mercury (Brésil), Noa (Israël),Yannick Noah (Cameroun/France), Les Innocents, Patrick Fiori, Faudel (Algérie), Thomas Fersen, Olive (GB), Rachid Taha (Algérie), Enigma (Allemagne), Mecano (ESP), Tarkan (Turquie), Ophelie Winter, Axel Red, Florent Pagny, Sinead O’Connor (Irlande), Natacha Atlas, Patricia Kaas, Charles Aznavour, Jean-Michel Jarre, Dany Brillant, Charles Trénet, Ana Torroja (ESP), Tina Arena (Austalie), Gilbert Bécaud, Zazie, Ricky Martin (USA/Porto Rico), Marc Ceronne, Garry Christian (GB), Francis Cabrel, Michel Delpech, Alain Souchon, Julie Zenati, Laurent Voulzy, Françoise Hardy, Jane Birkin, Julien Clerc, Michel Jonaz, Daran, Les Charts, Stephan Eicher (Suisse), Iva (République Tchèque), Maurane, Lara Fabian (Canada), Linton Kwesi Johnson (GB/Jamaïque), Supertramp (GB), Mano Negra, Isabelle Boulay (Canada), Natasha St Pier (Canada), Alain Chamfort, Daddy Nuttea, Garou (Canada), Marc Lavoine, Khaled (Algérie), Roch Voisine (Canada), Carole Fredericks, Zouk Machine (Antilles), Native, Deep Forest, Bryan Ferry (GB), Spook (USA), Shazz, le Sidaction et le projet «Ensemble», «Les Restos du Cœur», la Fondation Balavoine.
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Découvrez Thierry Sadoun, producteur Franco-marocain installé en Suisse. Il y a de fortes chances que vous ayez vu un de ses clips vidéo.
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Cher Thierry
J ai lu jusqu au bout ce bel écho de ton itinéraire et je trouve que la Suisse te réussit vraiment .Comme une couleur qui se marie à ton nouvel horizon. J e t ai reconnu dans certains mots découvert dans d autres et pour l Avenir le tien et celui te ta famille continue à être l ombre de ta propre Lumière.celle de l Étoile d un humaniste.
Manuel ton frère de coeur parle souvent de toi et nos échanges au café place Saint Sulpice resteront un souvenir couleur chocolat ….Suisse bien entendu.
Ta petite cousine. Sabrina
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Bravo !
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Merci
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