BIGGER THAN JAZZ

KAMASI WASHINGTON, vendredi 8 mars 2019, Fri-Son, Fribourg, Suisse

Quand on entre dans le Fri-Son en 2019 un vendredi soir, la tête polluée de mille idées liées au travail, aux soucis de la semaine, le cerveau ensuqué, la fatigue au niveau 2, il vous faut un sas, une sorte de tunnel de transition avant de lâcher prise. Rien de tel que celui de Fri-Son dans le quartier estudiantin de la ville de Fribourg à deux pas des rails CFF, il y a cette douce pente qui plonge dans le « chaudron Fri-Sonique », connu pour ses affiches antédiluviennes marquant l’histoire du club. Il est 21 heures 30, les bananes sont sur les premiers visages, il y a déjà cette odeur de foule qui vous saisit le tarin, une forme de fabrication naturelle d’une fragrance mêlant la sueur de chacun à une plaisante essence de plaisir, ou du moins de l’idée olfactive qu’on se fait du plaisir.

Les planètes s’alignent

Et quand on se dirige vers le bar tout en longueur de cette salle mythique qui a vu défiler les Young Gods 20 fois mais aussi Soundgarden, Cat Power, Virgin Prunes ou encore le regretté poète de Géorgie Vic Chestnutt, on se plaît à commander l’IPA la plus typée de la carte de la maison, en se disant cette phrase simple « je suis dans un temple qui respire l’histoire du rock et des musiques apparentées. » Ici c’est Fribourg, pour de bon, pas de poisse à la Gottéron, les planètes s’alignent pour de bon dans ce coin de la ville. Le canton d’à côté pour le Lausannois d’adoption que je suis depuis plus de dix ans a plus d’une « carte son » sous la cloche, on pense aux Georges, à l’Équilibre, à l’Ancienne Gare ou au club de jazz « La Spirale ». On est bien dans ce melting-pot de gens de toutes les patries d’Europe venus habiter ici dans une ville petite mais dynamique, belle de son histoire franco-alémanique et de son bilinguisme, encore toute heureuse d’avoir brûlé son Rababou au Carnaval des Bolzes il y a quelques jours.

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Kamasi Washington immortalisé par le photographe britannique Richard Saker. Découvrez le compte Instagram du portraitiste, il en vaut vraiment la peine.

La première partie de cette soirée très spéciale que Fri-Son propose en compagnie de Kamasi Washington a débuté de la plus festive des manières et c’est un public très blanc qui se déhanche avec peu d’aise sur les rythmiques piégeuse des ambianceurs de l’entracte, le kick-off de la soirée fut d’entrée une belle surprise à en croire les spectateurs déjà bien chauds avec qui on converse. Après un intermède hip-hop instrumental tonitruant, place à celui que les Fribourgeois considèrent déjà comme un demi-Dieu, un habitué des lieux ici, un géant à la gentillesse déjà démontrée à plusieurs reprises: Kamasi Washington. L’angeleno est déjà passé par la région en jouant au célèbre Kilbi festival, sorte de rassemblement premium de groupes déjà vus ou simplement soutenus par le programmateur de la salle Bad Bonn à Düdingen, à quelques kilomètres de la ville de l’Abbé Bovet.

Washington en terrain conquis

Dans ces terres, il a déjà retourné quelques infidèles du jazz qui auraient été tentés de suivre des brebis égarées vers des territoires où le jazz n’est plus qu’une vieille sauce trop cuite (à force d’avoir été réchauffée dans la même casserole année après année, sous les pommiers, sur la Riviera dans l’arrière court du Lincoln Center…) Sans aucun doute, Kamasi Washington débarque sur la scène de Fri-Son devant un public amoureux. Une foule de VIP alémaniques et romands se montre, il y a là Noah Veragut du groupe Pegasus et Thierry Romanens sans compter tout ce que l’intelligentsia du rock indé et du jazz pointu compte dans un périmètre de 70 kilomètres à la ronde. Pourtant Kamasi Washington et son big band (deux batteurs complémentaires, un clavier étonnant de dextérité technique, une choriste connectée, un flûtiste alternant son instrument avec un trombone, tous ces protagonistes démontrant un sens décontracté de la virtuosité quand l’heure du tour de piste arrive) ignore tout ce happy few et fait communier toute la salle dans une ambiance de messe gospel un dimanche matin sur la 126e rue derrière l’Adam Clayton Center à Harlem.

kamasi 4Kamasi est en 2019 ce qu’Ornette Coleman était peut-être aux premiers instants du free jazz, un maestro du saxo fait d’un autre moule que ses contemporains ainsi que ses maîtres de John Coltrane ou de Sony Rollins, quelqu’un qui va pousser les enchaînements de notes dans des territoires où la pop latine et le hip-hop ont déjà posé quelques pasitos et beats, on aime cette sorte d’enchilada toussive menée par un sax tenor chirurgical, particulièrement bien assorti aux rythmiques maniaques de deux batteurs mêlant force, technicité et subtilité. Rêveur, le spectateur peut se laisser ensevelir par cette vague de 10 mètres de haut, pourtant pacifique venant s’écraser sur la Marina de Santa Barbara un lendemain d’incendie ravageur. Le musique live de Kamasi Washington est fait de sac et ressac dans l’univers de la musique noire américaine, on apprécie cette encyclopédie funk ou hip-hop. Mais si le pianiste piochant ici ou là des références au maître soul-funk Stevie Wonder ou au jazzman Sun Ra sort de son rang avec inspiration, on doit souligner que chaque musicien du band washingtonien suit le même agenda, branché à une autorité supérieure, libre de jammer sans craindre les foudres du bienveillants maestro.

Pour gentiment bousculer le public, le maître Kamasi dans son dashuki taille 4XL rallie tel un Moïse en pleine maîtrise des eaux ses pêcheurs à une messe transe, où la choriste Patrice Quinn, mains vers le ciel en permanence, prêche en surimpression de sa voix puissante et sucrée. On en redemande encore et on se demande pourquoi le pubic de Fri-Son est si timide dans sa danse rythmique, le bassiste Miles Mosley harangue mais rien n’y fait, el pueblo de Friburgo no sera vincindo, du moins pas encore. La claque est auditive et on comprend pourquoi, ce son de saxo tenor est puissant, limpide, stimulant… Pourquoi Kendrick Lamar, Raphael Saddiq, Quincy Jones ou Snoop Dogg ont tous demandé au saxophone de Kamasi Washington de prendre sa place dans leur création d’après vous? Sans doute parce que ce musicien est génial et va certainement continuer à l’être des années, tant il s’ouvre aux sonorités cousines de son jazz débridé. On est heureux de voir Kamasi et son big band sur scène, c’est comme si ce jazz novateur pouvait tout à coup booster le moment et nous éloigner d’un quotidien aux reliefs pas toujours très clairs. Les petites déprimes hivernales (l’atonie d’un Fribourg Gottéron exclu des play-off) peuvent toutes se soigner au sirop Kamasi. Il devrait même remboursé par les assurances maladies. Merci pour ces Fri-Day-Fri-Sons!

Par David Glaser.

Pour découvrir Kamasi Washington, découvrez ce document vidéo de la BBC (via la page Facebook du saxophoniste).

Merci à Richard Saker, qui a m’a autorisé à utiliser sa photo de Kamasi Washington pour The Observer et The Guardian. Elle a  été publiée dans le Guardian du samedi 5 mai 2018 avec un article de Kitty Empire.

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