Paris, saison 2004-2005, je me retrouve à parler BD, musique et radio avec Ignatus chez lui, ou musique seulement au bar avec Mark Eitzel d’American Music Club. Je parle avec deux de mes héros d’adolescence dans un rade près de Bercy, rien de plus normal quoi. Mais non je plaisante, j’hallucine en fait. On se comprend artistiquement avec Jérôme Rousseaux alias Ignatus et c’est sans doute grâce à la cassette refilée un jour après un de ses sets de chanteur dans la vague (dans l’émission de Hervé Riesen sur la radio jeune de Radio France Le Mouv’), on était en 1997, j’avais 21 ans. On était donc « en phase » comme le nom de l’émission de Hervé car Ignatus m’avait appelé peu de temps après pour me dire qu’il avait failli avoir un accident en écoutant la cassette du Ténia, il était avec son ami musicien Matthieu Ballet si je me souviens bien. Je savourais ce moment, Jean-Luc plaisait en dehors du Mans. Une petite victoire. On avait raison d’y croire (voir l’article « Le meilleur chanteur du monde »).
Sur une feuille de papier, en 2005 à nouveau, nous avions couché des idées d’invités et d’émissions sur les différentes générations pour une émission d’été sur Inter, on avait passé un cap dans la confraternité, l’émission avait été une réussite, surtout l’été. La rentrée fut plus détachée de cette créativité estivale, l’émission avait beaucoup plu à la direction mais le format changeait pour une hebdo, c’était donc autre chose. Je sens l’intérêt pour l’objet radiophonique chez Ignatus, artiste, musicien, conteur et conférencier musicologue. Il a fait de la radio ensuite pour de bon avec Mélanie Bauer sur Nova, il y trouvait sa « voix » mais il était déjà habitué à l’exercice en composant des chansons comme des chroniques. Pour les jeux de mots, le jeu tout court autour des formats spéciaux des textes (ses haïkus, ses refrains faussement enfantins…) et son ton, doux et acidulé à la fois une fois le micro sur « ON ». Ignatus a toujours maîtrisé le verbe et la musique ensemble, c’est un as de la compo, il le sait, ses « clients » et néanmoins amis qu’ils conseillent recherchent cette expertise chez lui, cette approche textuelle et pop de la musique, cette fausse simplicité. Les Objets étaient une de ses réussites avec Olivier Libaux (l’un des deux monsieurs derrière Nouvelle Vague, le projet bossa-new wave dans les années 2000), le son solo de « L’air est différent » était comme son nom l’indique… surtout différent des Objets, encore plus original, encore plus complet, dramatiquement actuel pour l’année 1997, alors que le rock et les musiques solidement appelées « actuelles » commençaient à reconnaître les machines et les samplers comme des composantes à intégrer absolument dans le corpus en France, c’était l’avènement du trip-hop.
Photo d’Ignatus par Marie Monteiro
Je suis impressionné par le puits de science de ce grand « Monsieur de la pop » et son originalité sans cesse renouvelée. On rigole beaucoup à l’entendre articuler des aphorismes sous forme d’haïkus filmés, ses clips décalés dans le propos et on ne perd pas de vue sa capacité à innover par le son et l’image: l’animation très réussie de certains de ses clips accompagnant des chansons très imagées a obtenu de nombreux prix et/ou marques de reconnaissance, même à l’étranger, un YouTubeur universel avant l’heure en gros. Ignatus devait être le centième de Suississimo. C’est donc le numéro 100 en ce jour d’hiver un peu spécial. C’est un des quelques cadeaux précieux de la fin d’année, il avait passé 2017 au chaud avec certainement son chef d’oeuvre solo [e-pok]. Si je suis tombé dans « L’air… », c’est la faute à Rousseaux. Merci Jérôme pour cette interview très complète. Un très bel Objet en somme.
Suississimo: Quel est ton plus vieux souvenir de musique ?
Jérôme Rousseaux: Trop vieux pour m’en rappeler… Peut-être «Bonne nuit les petits» ou des générique («Zorro»).
Ta famille était-elle particulièrement portée sur la culture et la musique ?
Oui, plutôt. Pas d’artiste dans la famille mais un intérêt pour les arts et la musique, plutôt dans le registre «classique».
Très vite, tu vas avoir envie de jouer de la musique, quelle a été ta première aventure musicale?
J’ai commencé par le piano, puis la guitare et j’ai écrit mes premières chansons vers 14-15 ans. J’ai l’impression d’avoir toujours écrit des chansons. J’aime par dessus tout écrire et composer, la chanson regroupait mes deux passions. J’ai ensuite participé à des groupes à partir de 18 ans, en tant que clavier ou saxophoniste !
Quels souvenirs gardes-tu de tes premiers pas sur scène ?
L’envie d’y retourner. Mais les groupes que j’accompagnais faisaient beaucoup de répètes et très peu de concerts. J’ai chanté aussi dans un quartet de jazz avec Olivier Libaux à la contrebasse, on jouait régulièrement dans un bar.
Le cinéma, les arts plastiques et les arts graphiques semblent avoir joué un rôle important dans ta façon de façonner ton groupe Les Objets avec Olivier Libaux et ton projet solo ?
Pas plus que ça. Je suis bien plus sensible à la musique et la littérature (roman, poésie) qu’à ce qui est visuel. Le cinéma, par exemple, ne laisse à mon goût pas assez de place à l’imaginaire du spectateur. Le cinéma m’ennuie assez vite, je ne supporte que les génies ! Après, il y a eu la découverte de l’animation, un peu malgré moi, et ça, j’aime vraiment.
Comment Les Objets ont-ils accepté de jouer le jeu des grands labels comme Columbia ? Peux-tu me dire comment vous avez réussi à convaincre le directeur artistique de cette compagnie ?
On a pas eu à «jouer le jeu», on a été très préservé par notre Directeur artistique Frédéric Rebet et notre «chef de produit» de l’époque Agnès, on faisait ce qu’on voulait et on s’amusait comme des fous ! On avait réussi à signer avec un morceau un poil variet’ qu’on a ensuite relégué au fond d’un cd 4 titres, et c’est la face B «La saison des mouches» qui s’est retrouvée en face A. Ça amusait tout le monde de casser les codes de la boutique : titre pas consensuel, pochette dessinée, clip délirant… L’argent coulait à flot, on était une danseuse.
Michel Gondry vous a « clippé ». Comment s’est fait la rencontre et comment avez-vous travaillé avec lui ?
On avait adoré son travail avec Oui-Oui («Les cailloux» et surtout «Ma maison») et on a dit à Columbia qu’on voulait travailler avec lui. Il était super timide, «Ma maison» n’avait pas marché tant que ça et ça le tracassait pas mal. Notre première collaboration sur «La normalité» a cartonné sur M6, on s’était très bien entendu, du coup on a continué avec «Sarah». Là aussi, on s’était bien marré. On était devenu un peu pote mais il est vite parti à Londres et on s’est perdu de vue.
Il y a aussi pas mal d’humour, des contraintes (influence de l’Oulipo ?) et une manière très simple – en apparence – d’utiliser notre langue, es-tu un homme de défis linguistiques, de plaisirs simples et étonnants comme «Des papous dans la tête », les livres de Georges Pérec?
À fond. Mais ça s’est beaucoup développé dans mon travail quand j’ai commencé à animer des ateliers d’écriture vers 2000. Rien de tel que la contrainte pour booster les neurones et petit à petit, j’ai pioché dans mes écritures en atelier pour mes propres chansons. Provoquer l’accident.
IGNATUS SOLO, UN OBJET MUSICAL NON IDENTIFIE
Arrêtons-nous sur ta carrière solo. Tes albums se sont-ils assez vendus pour que tu puisses en vivre ou as-tu vite considéré tes albums et a fortiori tes chansons comme des cartes de visite pour le live, tes chroniques ou ton rôle de producteur de disques avec Ignatub ?
Sûr qu’ils ne se sont pas assez vendus pour que je puisse en vivre. J’aime créer et partager ensuite mes idées. Les albums sont des marqueurs et j’aime à la fois l’approche «sonore» de l’enregistrement et le live. Avoir du succès n’a jamais été mon objectif premier. J’aurais aimé, bien sûr, avoir plus de succès, mais mon moteur a toujours été l’originalité, faire des choses peu ou pas faites avant moi. C’est casse-gueule mais je m’en fous. Je me considère parfois comme un «chercheur» mais en recherche fondamentale ! J’expérimente.
[e-pok] a beaucoup marqué la critique, certains des morceaux ont une force orchestrale et filmique incroyable « Le détroit de Béring », es-tu heureux d’un tel accueil ? As-tu eu accès à un nouveau public ?
Je suis très heureux de cet accueil, c’est ma fierté, mon essence ; surtout aujourd’hui où chercher un succès populaire serait encore plus ridicule. J’ai sans doute eu accès à un nouveau public, mais je reste définitivement underground.
Quel est ton album préféré de ton parcours solo/groupe et pourquoi ?
[e-pok] est un aboutissement. Je voulais faire un beau truc avant de mourir. C’est fait je peux partir tranquille.
Tu as avec « Les Petits Chiens », « Pisser dans l’herbe » ou « Le Soleil chante » mélangé le travail autour des clips et les mélodies accrocheuses. On peut dire que ton art est à 360°, soigner absolument l’histoire, avec des artistes vidéastes ou d’animation aux univers très marqués… comment les trouves-tu ?
Olivier Martin est un ami de ma compagne, il est venu vers moi en disant «j’ai très envie de faire un clip en animation sur «Les p’tits chiens»». Mon label (Atmosphériques) ne voulait pas le financer mais ils sont allés voir M6 qui a dit banco pour un pré-achat, j’ai chopé une subvention, avancé le solde et c’était parti. Ensuite, tous ces clips ont bénéficié de la «prime à la qualité» du CNC, c’était un cercle vertueux. Il y a une poésie dans l’animation qui est incomparable. Beaucoup de contraintes aussi, un côté très artisanal qui me plait. Et j’aime surtout quand les images offrent une nouvelle «écoute» de la chanson. Olivier a fait deux clips, après il avait moins de temps, et j’ai rencontré via une amie Delphine qui a fait «Le soleil chante» et «e-pok».
T’intéresses-tu encore aux nouveaux artistes de la chanson ou du rock ?
Oui, j’écoute toujours beaucoup de nouveautés, je côtoie aussi beaucoup d’artistes de la chanson via mes ateliers et mon projet «Chansons Primeurs». J’ai fait récemment une compilation pour La Souterraine où on peut entendre plein d’artistes que j’apprécie, ainsi qu’un duo avec Ali Danel, un jeune gars très doué. J’ai «épaulé» aussi des artistes que j’apprécie comme Ludo Pin et plus récemment Bonbon Vodou. Par contre j’écoute peu de rock, mais toujours pas mal de musique du monde, d’électro, de rap, de jazz…
Peux-tu me dire ce qui t’a plu dans l’univers de Jean-Luc Le Ténia, artiste que je t’avais proposé de découvrir par l’intermédiaire d’une de ses nombreuses cassettes ?
Les chansons de Jean-Luc m’ont tout de suite touché. Il avait développé une forme d’art brut où l’humour et la douleur de vivre faisaient un mélange explosif. Encore merci cher David !
Comment as-tu organisé la création de son album ?
Pour tout dire, j’étais hésitant et c’est Matthieu Ballet, mon vieux pote et réalisateur de plusieurs de mes albums, qui m’a poussé. Il avait essayé de «produire» un peu quelques titres mais c’était moins bien et on a décidé de sortir une compilation de chansons faites «maison» ; mais choisir était compliqué, il y en avait tellement. Alors on a passé un week-end entier, jean-Luc, Matthieu et moi dans sa maison du Perche à écouter les K7 et on a gardé les chansons qui nous plaisaient tous les trois.
Comment Jean-Luc a-t-il transformé son approche de sa musique à ton contact ?
Il n’a rien changé et c’est tant mieux. Il n’a jamais fait aucune concession.
Es-tu encore bluffé par ce que inspire Jean-Luc aux musiciens ?
Oui. C’est incroyable les retours que j’ai encore aujourd’hui, de la part de jeunes qui l’ont découvert après sa mort.
A l’époque, quel a été ton sentiment quand Hugo Cassavetti et Bernard Lenoir, Technikart et d’autres médias ont salué le travail de Jean-Luc ?
C’était incroyable, même si il y avait le danger d’en faire une bête de foire, ce qu’il craignait à juste titre. Mais avec Cassavetti-Lenoir, c’était la voie royale. Cassavetti voit par hasard la fin d’un concert de Jean-Luc dans un bar, je lui donne un CD gravé à la maison, le lendemain, il passait «Laurent Boyer» en direct chez Lenoir, sans prévenir et boom, c’était parti. On avait décidé de n’envoyer l’album qu’à quelques journalistes qu’on avait choisi, on laissait le bouche-à-oreille faire le travail.
Quelles sont les autres signatures de ton label dont tu es encore surpris de l’impact ?
J’ai eu au final peu de sorties sur le label. Mon distributeur d’alors a déposé le bilan dans l’année qui a suivi la sortie de l’album de Jean-Luc en me laissant une grosse ardoise, le suivant m’a arnaqué, j’ai dû lever le pied.
De qui t’occupes tu maintenant ?
Je «manage» mais c’est un bien grand mot, disons que je conseille et j’épaule Bonbon Vodou. J’ai découvert JereM, moitié du duo, à une fête de la musique de mon quartier, on a sympathisé, et je l’ai aidé dans ses projets. Ça marche bien pour eux, c’est bien.
As-tu des envies de groupe encore ?
[e-pok] était un projet collectif, les gars m’ont emmené plus loin, plus haut, c’était riche. Nicolas pour son approche sonore et exigeante, Hervé pour sa belle tension, Jérôme pour ses images enveloppantes, sans oublier Etienne et Fabien qui ont fait un sacré boulot sur le mix. Mais aujourd’hui, je suis sur mon solo et j’apprécie de retrouver la légèreté.
Connais-tu la Suisse et sa culture, y as-tu joué ?
Bonbon Vodou étaient à Voix de Fête à Genève cette année et on s’est retrouvé au Chat Noir à Carouge pour la remise des Coup de Cœur Charles Cros. Mais mon lien le plus fort avec la Suisse, c’est sans comparaison, avec Ulrich Schuwey, organisateur de concerts de chansons francophones à Zurich (ndlr: il est le producteur de « Chansons en Stock »), et son entourage, j’ai dû aller 5 ou 6 fois là-bas ces dernières années. Sinon j’aime la montagne et j’ai passé des vacances en Suisse en Combi VW avec ma famille !
Finissons par parler de ce que tu fais aujourd’hui, tu es sur plusieurs pôles, la musique mais aussi les conférences autour de la musique, des collaborations ou des formations pour des artistes. Tu es un couteau suisse de la musique en réalité ?
Carrément.
Le grand couteau : les albums, les gros chantiers.
Le petit couteau, celui qui coupe bien : les concerts, discret mais tranchant.
La lime : les ateliers d’écriture, pour scier les barreaux de sa propre prison.
Les ciseaux : les conférences, copier-coller l’histoire de la musique pour mieux comprendre tout ça.
La pince à épiler : produire les spectacles de potes
Le cure-dent : conseiller les jeunes artistes sur les trucs à faire et pas faire.
Tu produis des haïkus en vidéo, comment trouves-tu les thèmes de ces petites pièces littéraires et visuelles ?
J’écris des haïkus quasiment tous les jours : observation, ressenti, souvenir… Après je fais le tri. Après je cherche les gestes.
Photo d’Ignatus par Marie Monteiro.
Que penses-tu de la France, de sa culture, de sa colère actuelle ?
Oh la. J’y vais. D’un côté on est un pays gâté où mine de rien pas mal de choses fonctionnent ; pour avoir pas mal voyagé, je peux dire notre «crise» par exemple fait bien rire les africains. La sécurité sociale, la liberté d’expression, la culture associative, les services publics, l’ « état providence »… Tout ça est d’une grande valeur, il faut en avoir conscience et le préserver. Mais on est dans un monde de plus en plus individualiste et consumériste, le libéralisme a gagné et il crée un grande frustration. On a quand même beaucoup de gens dans ce pays qui ne s’en sortent pas, notamment des précaires, des gens qu’on a obligé à se mettre à leur compte, qui gagnent peu et sont en permanence dans l’incertitude. Il y en a chez les gilets jaunes et leur colère est totalement justifiée. Mais j’y vois aussi des gens qui gagnent leur vie pas si mal que ça mais qui sont dans un fonctionnement consumériste permanent Nike-Coca-Mars, des gens qui prennent leur bagnole pour aller acheter le pain. Il faudrait changer ce modèle, continuer à mettre en place des circuits courts, renouveler le «faire ensemble», l’esprit coopératif, la mise en commun, et la conscience que l’état c’est nous. Maintenant, les représentants de l’état sont tellement hautains et loin des gens, les inégalités s’accroissent, on vit une crise politique très dangereuse qui, combinée à cet individualisme-consumériste, est dangereux pour l’avenir.
Qu’écoutes-tu ?
Le révélation de ce début de siècle est pour moi James Blake.
Sinon j’écoute plein de trucs bien sûr, de tout. Mes derniers coups de cœur : Aldous Harding, Nils Frahm, Nick Hakim, Rejjie Snow, Wand, Dirty Projectors, Bachar Mar Khalifé… Et côté français : Wladimir Anselme, Bigflo & Oli, Dominique A, Alexis HK… (quelques potes là dedans).
Une idée de cadeau pour Noël ?
Non. C’est dur.
Merci beaucoup Ignatus.
Par David Glaser
Tous les renseignements sur la carrière et l’actualité d’Ignatus sont ici.