« Where the hell is Bad Bonn? », question posée à Daniel Fontana, l’un des fondateurs et programmateur historique du club Bad Bonn et du KILBI Festival, à Guin dans le canton de Fribourg, et pas qu’une fois… Elle fut même posée tant de fois qu’il en a fait un slogan pour l’événement. Mais où est ce club foutraque au milieu de nulle part (je vous aide, c’est dans la campagne fribourgeoise)? Quand on le trouve, c’est le Mont Masada ou le Mur des Lamentations, c’est beau et inquiétant à la fois mais quel club non de non! Les meilleurs noms de l’alternatif mondial y sont passés, le groupe Flat Worms le résumera le 2 juin 2018 à la fin de son set « This is a great festival!!! » avec une banane pas possible sur leurs visages, et les réactions de pas mal d’autres invités ont été du même acabit pendant trois jours. Alors « Where the hell is Bad Bonn? », dans la campagne du Fribourg alémanique on vous l’a dit déjà mais c’est pour ceux qui suivent pas et qui ruminent leur arrière-steak à moitié à cheval sur le rebord de la fenêtre du bureau… si si il y en plein. Bon bref, les amis, la saison des Festivals a commencé et c’est KILBI qui l’a ouverte.
L’équipe de sécurité du festival Bad Bonn KILBI, derrière cette ligne on passe pas.
« Bad » du nom des bains en contrebas de ce coin nommé Bonn, situé à la lisière de Guin et où des entreprises se sont posées, au calme, à l’ombre des regards bovins, ou plutôt « Bad » comme un jeu de mot sur le côté « mauvais genre » de la musique qui est programmée là, on ne sait pas trop mais peu importe. Depuis le temps que je patientais de trouver la bonne fenêtre de tir pour aller vérifier moi-même où Bad Bonn était, eh bien ça y est, le voyage a bien eu lieu à Guin (Düdingen en version alémanique) et vous savez quoi, visiter le Fribourg suisse allemand était certes dépaysant mais pas plus que cela, en gros je me suis senti vraiment chez moi dans ces paysages verdoyants, bucoliques, parfaits pour ceux et celles qui préfèrent l’amour dans l’herbe comme chantait Philippe Laville ou Philippe Katerine… Dans ces vallées splendides qui offrent un peu de rêve avant la fête, on se met justement à rêver. Et le rêve devient réalité, KILBI apparaît tel une oasis, toute petite, on n’accepte 2 ou 3 milliers de personnes à tout casser, c’est tout. C’est une organisation impeccable avec des panneaux bien disposés sur le chemin de la gare de Guin au site du festival, bref la réputation des Suisses allemands était bien vraie, ils font tout bien, en mieux que nous… (je blague bien sûr). Et en matière de musique, ils sont plus ouverts que nous et nos conservatismes (là je ne blague plus, ok?), à en croire l’enthousiasme du peuple d’outre-Sarine venu en grande quantité, des Bernois surtout mais aussi pas mal de « locaux » et quelques brebis romandes égarées.
« Where the hell is Bad Bonn? », bah c’est là.
Et en ce sens, les Alémaniques n’ont pas à se forcer. Quand ils veulent un truc, ils se donnent à fond, dans la joie du Konzert et de la bonne humeur du Konzept. Dans une discussion à Guin avec le booker romand Sebastien Vuignier (TAKK production), un bas-Valaisan qui connaît bien les clichés que les deux « Suisses » se renvoient, « les Alémaniques nous regardent en souriant en disant « chez vous les Romands, c’est beaucoup de rigole et pas beaucoup de travail », c’est taquin mais on peut le comprendre, après tout on a ce charme très latin qui confère à une certaine vision de la vie douce, une « Dolce Vita », autrefois symbole de rock n’roll à Lausanne. Et puis nos deux phares qu’étaient For Noise ou la « Dolce Vita » ont fermé leurs portes, alors il y a dû y avoir un peu trop de rigole… quelque part. Les Fribourgeois de la partie orientale de la Sarine aiment bien que tout roule à vitesse raisonnable cependant, sans qu’il n’y ait de retard ni de panique backstage. Les concerts commencent donc à l’heure à KILBI et ces concerts sont une belle baffe dès que les boutons passent de off à on. En termes de qualité, d’originalité et de plaisir, le travail de Daniel et de son équipe est très probant. Il y a une ligne directrice: l’originalité des styles et une variété avec des sons bulgares, égyptiens, américains… KILBI est un tour de Ba(by)bel en forme de cœur, tout le monde y a sa place même si on comprend pas la langue de l’autre. Bad Bonn KILBI s’est forgé une solide aura, c’est le festival de rock le plus « quali » du monde (de Suisse c’est sûr, on va mener l’enquête pour le reste…) me diront année après année mes amis romands de naissance, mais je vais y revenir dans un instant car oui il y a bien quelque chose de très spécial à Guin.
Une petite entreprise qui ne connaît pas la crise, en plus elle est à droite…
En arrivant près du champ transformé en lieu de fête recouvert de copeaux de bois absorbant (en cas de pluie pardi), on se croirait en plein « Flower Power », l’alcool ayant remplacé les drogues hallucinogènes, on est à la campagne et on n’a pas vraiment la sensation que la défonce est radicale, les gens sourient et se parlent lentement plutôt fatigués de la veille. Oui, on est chez les ploucs et on fume volontiers un ou deux bédos de foin au camping, discrètement, à la cool entre deux Combis VW de différentes générations, le jus de houblon est l’euphorisant numéro un en ce vendredi ensoleillé, la Cardinal, bière autrefois brassée à la capitale est servie par hectolitres, je suis certain qu’elle doit aussi servir à fertiliser les champs quelques heures après. Pour autant KILBI est-il un festival green et dépaysant ou un bier-festival avec un peu de musique cool autour? Il faudrait plutôt parler d’un festival aux valeurs claires au sein d’un Fribourg des paysans, un Fribourg qui est fier de son savoir-faire, de ceux qui font tourner les coopératives laitières et fournissent quelques autres denrées de choix aux producteurs et transformateurs, ce même Fribourg laborieux qui est allé conquérir le Brésil pour y faire tourner de grandes fermes au milieu du XIXe siècle, ou celui de cet explorateur Louis de Boccard, un gars exilé en Argentine, aussi au XIXe siècle. parti pour « évangéliser » de son savoir multiples des « nouveaux peuples » en demande, bref un Fribourg de la cambrousse qui sent le fumier sous les aisselles mais qui est ouvert sur le monde et curieux de tout. En ce 1er juin, exilés et immigrés, touristes et WWOOFers de la musique (j’en suis) se conjuguent parfaitement dans cet événement unique organisé par l’équipe du Bad Bonn, un festoche 100% biodégradable et recyclable à l’envi. Bad to the Bonn but happy at KILBI!
Midnight Sister, entrée tout en douceur dans la chaude après-midi de samedi
Le KILBI Festival propose de faire entrer le meilleur de la scène alternative courante dans un petit espace de moins de trois terrains de football, un petit exploit. Sur scène commence le show de Downtown Boys emmené par une femme très énergique nommée Victoria Ruiz, une Américaine, chilienne d’origine, qui dénonce dans ses textes les horreurs pratiquées aux Etats désunis de Trump, rappelant au passage que ceux qui tentent encore de rejoindre le paradis aux cinquante étoiles risquent gros pendant la traversée du désert ou du Rio Grande.
Downtown Boys et le public invité à danser sur scène, il n’y a plus assez de place ou quoi?
Le groupe est le porte-parole des populations actuellement en grande difficulté car discriminées par la police ainsi que la police des immigrés, la malheureusement fameuse ICE. La musique de Downtown Boys est surpuissante, festive, on entre dans un univers punk et postpunk métissé avec le tuba de Joey La Neve DeFrancesco, connu dans les rues de New York pour ses happenings osés avec la What Cheer? Brigade, souvent perturbés par la NYPD, décidément. La musique du combo est une claque, on comprend pourquoi la journaliste et activiste au service des minorités américaines Amy Goodman a souhaité les inviter dans son émission très suivie « Democracy Now! ». Le groupe est une sorte de Rage Against The Machine, mais vraiment contre la machine.
Vous auriez pas de la bière artisanale, je sais pas une bière « BONNard » ou bien?
Le soir, le Reverend Beat-man tient Bad Bonn KILBI en haleine avec son blues décadent à base de scie musicale, accordéon ou de claviers vintage. On applaudit des deux mains devant cet artiste très respecté outre-Sarine et encore trop mal connu dans nos contrées romandes. La voix éraillée, le jeu de scene débraillé et le mélange musiques de toutes couleurs fait son effet. On regarde pas une seule fois sa montre ou le programme pour filer en douce et tenter de chopper quelques bribes de guitares sauvages ailleurs.
Reverend Beat-man accompagné d’un orchestre nommé The New Wave
Le Mystère des Voix Bulgares sous le compagnonnage de Lisa Gerrard restera la grande déception du festival cette année, sans doute à cause du public, pas habitué au côté fragile de la performance de ces voix féminines peu ou pas sonorisées. Tant pis, il faudra préférer un endroit fermé genre « église » ou « étable mobile » pour de ne pas gâcher la venue la prochaine fois de la cofondatrice de Dead Can Dance et de ses correspondantes européennes.
L’homme-totem de KILBI a une dentition proche de celle de Mick Jones.
Lendemain ensoleillé sur le site de Bad Bonn, cette salle de concerts improbable au milieu de nulle part, un lieu culte où il est difficile de rester plus de cinq minutes pour regarder le show de Nadah El Shazly, pourtant très tentant, tellement chaleur et odeur vous donnent envie de repartir aussi sec, mais il y a quelque chose d’hypnotique à écouter cette artiste aux délicates sorties vocales évoquant Bjork ou Natacha Atlas.
Nadah El Shazly, dans la chaleur du Bad Bonn transpose son auditoire en Egypte.
Mais Bad Bonn se moque des standards luxueux des Montreux Jazz ou Paléo, ici c’est Fribourg et on est là pour du son authentique quitte à schmouter des guiboles après deux minutes. Le son de Nadah est une invitation à la rêverie quelque part entre Assouan, le barrage de la ville et la balade en felouque, et une soirée transe londonienne. On ne peut pas s’empêcher de penser à une musique mélangée autrefois portée par Hector Zazou ou Transglobal Underground. De cette parenthèse electro et arabe, revenons au trio guitare-basse-batterie dans sa forme la plus basique avec une formule garage et puissante: Flat Worms, la grosse claque du festival. Mais je n’ai pas tout vu.
Tim Hellmann, Flat Worms
Je vous parlerai donc de mon groupe préféré pour ce premier KILBI avec peu de mots. Les Angelenos de East LA (Pasadena et autour), Flat Worms, forment un power trio mélangeant des sons punk, hardcore, power pop, garage et s’expriment avec une scintillante attaque de voix sur plusieurs petites bombes au format court et aux contours rappelant de nombreux groupes US comme Thee Oh Sees. Pas très étonnant car le bassiste Tim Hellmann a déjà tenu son rôle dans cette même formation californienne de John Dwyer.
Justin Sullivan, Flat Worms
Urgence des riffs, cassures rythmiques salvatrices, invitation à se dépasser, les ingredients sont précieux pour faire de ce concert une veritable cure de jouvence, comme si le grunge ou les Sex Pistols venaient de naître là devant nos yeux mais avec quelque chose de plus précieux à la place: de l’harmonie et un groove, une (belle) âme qui se démultiplie et un beat qui quant à lui est décuplé. Du pur bonheur! On en veut plus et si possible maintenant.
Will Ivy, Flat Worms
Le groupe Injury Reserve a montré à quel point le hip-hop était un genre en constant renouvellement. Le duo de rappeurs Stepa J.Grogs et Ritchie With a T, accompagné du producteur Parker Corey ont délivré un concert sérieux, où les fantômes des Suicide Boys, Mick Jenkins ou Run the Jewels n’étaient pas loins derrière la grande scène de KILBI. La basse n’est pas tonitruante, le rap de ces messieurs n’est pas étouffé et leur présence même perfectible est suffisante. Dans les inspirations du groupe originaire de Tempe en Arizona, des milliers de disques et surtout une faculté à tout ingurgiter de 40 ans de hip-hop sans régurgiter des clichés et des boucles de bandes déjà bien frisées. Je reviendrai au KILBI, rien que pour cette concentration rare de groupes intacts dans leur ambition de faire une musique originale et puissante, sans la tentation de faire du fric ou de baisser son froc. Great to the Bonn! Je vous laisse, je dois préparer mon prochain voyage à Fribourg au pays des Armaillis. Lyoba!
Stepa J. Groggs, Injury Reserve
Par David Glaser