Être projeté dans la galerie des Glaces de Versailles ou dans un tableau de Van Gogh au Musée du Louvre pour y découvrir le charme des lieux ou les secrets de fabrication du grand maître, c’est possible grâce à un casque qui vous transposera. C’est de la réalité augmentée. Celui qui m’en parle avec passion s’appelle Jérôme Pittet, le directeur de l’EPCN, l’école professionnelle et commerciale de Nyon. Ces lunettes un peu spéciales ne sont qu’un exemple parmi mille autres de ce qui se trame dans un incubateur spécialisé dans la technologie éducative. Jérôme Pittet a eu la chance de découvrir cet incubateur en avril dernier, à son inauguration sur la campus de l’EPFL. Les enseignants suisses romands et leurs élèves ne le savent peut-être pas tous encore mais c’est à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, reconnue mondialement comme étant parmi les plus avancées dans le domaine des MOOC (ces cours en ligne qu’une masse d’élèves presque illimitée peut suivre en ligne en direct ou en replay) que l’on pense à leur simplifier la vie et que l’on réfléchit à des solutions éducatives efficaces pour l’apprentissage dans tous les domaines. La réalité augmentée, soit une autre possibilité d’apprendre, une alternative joignant le ludique à l’agréable dans un cadre éducatif classique. Et si cet incubateur était un « facilitateur » d’éducation chez l’enfant réfractaire? Une certaine idée de ce que sera l’enseignement au 22e siècle?
Ksenia Tugay, community manager du Swiss EdTech Colllider de l’EPFL avec la formatrice en communication numérique Celeste Gorrell Anstiss.
L’EPFL avait mis au point une stratégie pour accompagner les efforts de centaines de start-up romandes en permettant à celles qui le souhaitent de se rassembler sur son campus. Cette stratégie montre toute son efficacité aujourd’hui. Les start-up spécialisées dans l’éducation numérique sont donc logées au Swiss EdTech Collider. Et premier choc pour l’amateur de technologie et professionnel de communication que je suis, l’incubateur bouillonne d’idées pour faire parler de ses activités. En ce jour de septembre, les étudiants de l’EPFL ne sont pas tous rentrés mais certains – aux velléités d’entrepreneuriat dans le numérique très avancées – sont là pour prendre de l’expérience. Au Swiss EdTech Collider, je rencontre Docteure Ksenia Tugay, community manager et organisatrice de l’événement du jour. Ksenia est aussi une « avocate » de la cause des start-up, cheville ouvrière du Collider pour l’organisation de ces rencontres hebdo au service des entrepreneurs de la technologie éducative. On s’y sent très bien accueilli, les cours sur le financement et la répartition des parts dans la composition d’un capital pour une start-up, que sur la gestion de sa stratégie marketing sur les réseaux sociaux et le café sont gratuits. Une aubaine pour ces entrepreneurs qui viennent souvent sans avoir collecté les deniers nécessaires pour entamer leur vie de créateur technologique et de businessman. Le premier cours dispensé par Hervé Lebret a pour but de passer en revue des cas de plusieurs start-up devenues grandes et les écueils à éviter quand on est en position de convaincre des investisseurs. « Je ne recommande même pas de présenter un business plan détaillé » dit le spécialiste du montage financier des start-up à sa petite assistance. « Il faut simplement convaincre votre interlocuteur, il faut le séduire… il doit croire dans votre idée mais aussi croire en vous. »
Le EdTech Collider a été pensé via une association qui a pratiquement un an. Derrière cette association, quatre fondateurs dont le Professeur Pierre Dillenbourg (en interview ci-après), Denis Gillet (coordinateur adjoint de H2020 Next-Lab, qui a mis au point entre autres choses une application pour une interaction numérique dans les amphis, Francesco Mondada, co-créateur du petit robot Thymio, un projet pour rendre accessible et compréhensible la pensée computationnelle aux enfants (en gros pour apprendre à programmer en s’amusant) et le spécialiste d’épidémiologie numérique Marcel Salathé. Pierre Dillenbourg a été présenté lors d’une conférence de rentrée de la Conseillère d’Etat vaudoise en charge de l’enseignement Cesla Amarelle, signe que les temps changent au canton, que le numérique au service de l’éducation peut enfin entrer par la grande porte sans qu’elle suscite de trop grosses craintes dans l’administration de l’enseignement obligatoire.
Interview avec le Professeur Dillenbourg sur le Swiss EdTech Collider et ses possibilités.
Pr. Pierre Dillenbourg a commencé son parcours comme instituteur à Mons en Belgique.
Suississimo: quel est le but de ce Swiss EdTech Collider, ici sur le campus de l’EPFL?
Pr. Pierre Dillenbourg: L’EPFL génère des start-up dans tous les domaines y compris celui de la technologie éducative. Et ces start-up étaient un peu isolées avec peu de visibilité. Notre mission est donc de les aider, en les mettant ensemble, en leur donnant plus de cette visibilité. Ainsi, elles peuvent trouver d’autres personnes qui travaillent sur les mêmes sujets. Il y a 52 entreprises regroupées au sein du Collider. Elles couvrent des technologies qui vont de la maternelle au secondaire en passant par la formation des apprentis et le corporate training. Cela couvre à peu près tous les sujets. Pour les start-up, ce qui compte, ce sont les clients et les investisseurs. Donc, on organise deux fois par semaine des événements, dans lesquels on a soit des investisseurs potentiels, soit des clients potentiels. Hier (le 5 septembre), on avait Microsoft, la semaine prochaine c’est le canton de Neuchâtel qui nous rend visite.
Allez-vous développer de nouveaux outils pour la formation professionnelle?
Mon rôle, c’est la recherche. Je donne des cours sur la Technologie Educative. On invente de nouveaux outils et on mesure leur efficacité. Ce n’est pas parce que l’outil est nouveau qu’il est efficace. De quelles technologies ont besoin les enfants et les adolescents en apprentissage professionnel, c’est une question très ouverte sur laquelle l’EPFL se penche beaucoup, sur laquelle on fait du computational thinking (NDLA: la pensée computationnelle est au service à la résolution de problèmes, à la conception de systèmes ou à la compréhension des comportements humains en s’appuyant sur les concepts fondamentaux de l’informatique théorique). Cela ne sert à rien d’apprendre un outil maintenant. L’iPhone n’a que dix ans. Les gamins qui rentrent à l’école primaire cette année ne prendront leur retraite qu’en 2082. Il ne faut pas essayer de savoir absolument quelle technologie il faudra mettre en place dans dans dix ans. On ne le sait pas encore. En revanche, on sait qu’il y a des mécanismes généraux de la pensée computationnelle. Ces mécanismes sont importants pour l’enseignement dans les écoles professionnelles, donc pour l’EPCN de Jérôme Pittet par exemple, mais aussi pour toutes les écoles en général. On n’est pas là pour former des informaticiens, mais pour intégrer ces modes de pensée dans les cours d’histoire, géographie, français ou allemand. On peut dire que la pensée computationnelle fait partie de l’équipement de base d’un futur adulte comme le français ou les maths.
Pr. Pierre Dillenbourg, Swiss EdTech Collider, EPFL: « Il n’y a pas de révolution dans le monde de l’éducation. C’est un monde qui change doucement. »
J’aime imaginer que cette pensée computationnelle et votre travail d’incubateur pour start-up au service de l’innovation sont une révolution dans le monde de l’éducation?
Non, pas une révolution… Il n’y a clairement pas de révolution dans le monde de l’éducation. C’est un monde qui change doucement, un peu. Il y a des choses extraordinaires qui bougent mais je suis dans le domaine de la technologie éducative depuis 1984 et si on dit que ce qu’on invente aujourd’hui est génial, sachez que ça fait 30 ou 40 ans que des chercheurs travaillent dessus. C’est vrai qu’on invente beaucoup. Des choses très fortes, les cours en ligne de l’EPFL, les fameux MOOC. Il y a 1’800’000 personnes inscrites pour les suivre. On n’aurait pas misé un kopeck dessus à leur création. Il y a des choses superbes mais pas de révolution. On évolue petit à petit sans faire de bruit. Par exemple, votre enfant revient de l’école, vous lui demandez ce qu’il a appris, il vous parle d’une découverte scientifique et vous trouvez 25 vidéos en ligne sur Youtube qui vous l’expliquent. On a des étudiants qui googlisent ce que l’on dit pendant le cours pour vérifier que c’est bien juste. Les choses les plus fondamentales ne sont pas les plus spectaculaires. Quand votre enfant oublie à l’école la feuille de la poésie qu’il a à apprendre par cœur, on arrive toujours à retrouver la poésie en ligne en retrouvant les premières lignes du poème.
Pour la formation des apprentis, la galerie des glaces à Versailles peut être visitée grâce à la réalité augmentée et l’apprenti pourra découvrir l’architecture des lieux dans toute sa précision grâce à un casque spécial, voilà une bonne façon d’explorer d’autres façons d’apprendre. Qu’avez-vous réalisé qui est utilisé aujourd’hui dans l’enseignement?
Je vais vous donner un exemple. On a utilisé la réalité augmentée pour enseigner la statique. Les charpentiers doivent comprendre comment les poutres vont s’influencer. On enseigne ça à l’EPFL mais c’est des maths. Les patrons nous demandent alors si « on ne peut pas leur apprendre sans les maths? ». En réalité augmentée, on voit les parties précises de l’édifice et la pression qui est exercée sur les poutres. L’œil humain ne peut pas voir ça. On le fait aussi pour les logisticiens qui gèrent des entrepôts. Chaque fois, c’est un projet mais il n’y a pas un système de réalité augmentée pour tout.
Pr. Pierre Dillebourg: « Tous les grands projets, comme introduire l’iPad pour chaque élève dans les classes, se plantent… toujours. »
La politique fédérale et vaudoise semble prendre à bras le corps la problématique des nouvelles technologies au service de l’enseignement, vous en pensez quoi?
On est en avance, l’EPFL est numéro 1 pour les MOOC en Europe. On a ce Collider qui est unique en Europe occidentale, un peu comme ce qui se fait aux Etats-Unis. On a des laboratoires de recherche très pointus. C’est un écosystème un peu unique en Europe. A Berne, il y a une volonté importante de Johann Schneider-Ammann, le conseiller fédéral en charge de l’économie et de la recherche. Il a décidé d’y aller très fort. Ici, dans le canton de Vaud, la nouvelle ministre de l’éducation Cesla Amarelle a décidé d’en faire autant. Le canton n’avait rien fait avant car la précédente ministre était contre. Donc il y a une volonté politique mais pas de révolution. Vous savez, tous les grands projets, comme introduire l’iPad pour chaque élève dans les classes, se plantent… toujours. Les petits projets sont ceux qui marchent en revanche. On y arrive toujours en y allant pas à pas.
Propos recueillis par David Glaser, zieggla@gmail.com