Valentin Liechti Trio : l’art de l’improvisation, de l’ouverture et de l’abondance tranquille

Il y a une énergie électrique dans la musique du Valentin Liechti Trio, composé du batteur romand, du bassiste australien Rodrigo Aravena et du trompettiste français Shems Bendali, qui diffuse chez chacun d’entre nous. C’est un trio qui marque par sa force tranquille, par son écriture très libre et un certain sens de l’interprétation sans cesse réinventée. Le morceau « Freddy’s Pipe » sur le premier album du trio (premier de Valentin dans un rôle différent de celui de sideman) « The Bridge of Hesitation » est une mise en bouche exquise. Le premier concert du trio, la veille de la sortie du disque, est un événement et il va se dérouler à merveille avec un public gentiment conquis par la richesse et l’ouverture aux sons hors-jazz du trio. La touche sobre du jeu de ces trois musiciens fait que la musique ne s’immisce jamais sans forcer dans les esprits attentifs, avec des structures de morceaux tantôt planantes, tantôt épileptiques, tectoniques sur quelques séquences de fin de morceaux, plaçant la tournerie du trio assez haut dans une échelle d’évaluation technique et mélodique. Les sons originaux des instruments sont triturés par les effets de l’arsenal digital à disposition. Et pourtant, le live du VLT permet de saisir le rapport fondamentalement organique que les musiciens entretiennent avec leur musique, avec un nouveau répertoire qui vit, respire et offre des dégagements para-jazzistiques très intéressants. Le monde de la musique est poreux, Valentin Liechti et ses deux acolytes le prouvent mais le chemin vers la formule à trois a été intéressant à suivre car Liechti est un homme multiple avec qui les musiques electro ou les chansons avec parties vocales sont aussi des terrains de jeu qu’il apprécie. « Le groupe avec qui j’ai débuté était un groupe d’indie-rock, je composais des paroles… Le chant, en fait, c’est un plaisir coupable chez moi, j’adore le format chanson. Ecrire pour d’autres gens dans ce format, je le fais et c’est eux qui chantent, ça me va aussi ». Mais la formule de trio jazz emprunte peu à l’univers du jazz ou de la musique pop chantée, on est sur un territoire qui expérimente et qui casse quelques barrières, la batterie elle-même se retrouve dans une posture antinomique, utilisé dans des registres très surprenants comme dans « Hawk » ou « Ulysse » (titre inspiré du nom d’un neveu de Valentin). Et la batterie ? Comment Valentin a-t-il pratiqué ses premiers paradiddles ? « Pour les modèles, je n’écoute plus de batteur aujourd’hui, même si pendant des mois j’ai étudié le jeu des autres nuit et jour, ce n’est plus le cas, j’écoute bien d’autres musiques aujourd’hui, Bon Iver par exemple… » Et ça se ressent. Un morceau comme « The Last One » avec son lancinant gimmick rythmique et percussif offre cette bulle d’évasion à côté d’un jazz académique (avec la présence du bugle de Matthieu Michel) sur un album très complet où la trompette de Shems Bendali fait tout aussi voyager, planer, en offrant des nuages méditatifs, avec cette tessiture rêche et brillante à la fois de ce « cuivre chaleureux », de ce « métal teinté ». On aime le jazz pour cette palette de sons uniques, pour ce que le bassiste Rodrigo Aravena arrive à transformer à la faveur de pédales d’effets dérivatives qui aident à faire sonner une Jazz Bass Fender en instrument symphonique. Quelques faits à rappeler sur Valentin Lietchi et ce trio, « The Bridge of Hesitation » est un trait d’union entre les deux vies de musicien que Valentin a mené, du compositeur-soliste-arrangeur et producteur à celui qui se réapproprie sa place sur la scène derrière une batterie entouré d’amis de confiance, avec qui il est question d’inventer une nouvelle énergie, une nouvelle signature, des tentatives de déconstruction de savoirs-faires ancestraux en lignes créatrices aventureuses, à l’image de celles qu’ils ont suivi pour enregistrer « Hawk » en compagnie du guitariste David Koch. Valentin, ex-sideman pour Erik Truffaz, Jose James, Gaspard Sommer, Ester Poly ou encore Arthur Hnatek, se mue en chef de meute ouvert aux idées de ses deux partenaires, tout en acceptant le défi d’aller chercher les idées chez eux si un morceau n’est selon lui pas abouti. Le son de l’album a été enregistré et mixé par Manuel Egger au Suburban Sound Studio de Winterthur, et masterisé par Dave Cooley à Elysian Masters à Los Angeles. J’ai eu la chance d’interviewer à la sortie de scène du trio le jeudi 2 novembre au Jazz Onze +, Valentin Liechti et Shems Bendali.

Comment se passe le lancement ?

Valentin Liechti : Il sort à minuit. Sous mon nom avec le mot trio, c’est la première fois. J’ai beaucoup joué la musique des autres. Je suis installé à Genève aux Grottes depuis quelques temps, après avoir été dans un studio d’enregistrement en tant que touche-à-tout à Winterthur. Avant ça, j’ai accompagné les musiciens en tant que batteur. J’ai adoré mettre ma touche dans la musique des autres. J’adore faire ça encore mais il y a deux-trois ans, plusieurs projets se sont arrêtés. Je commençais à travailler comme ingénieur du son mais je ne jouais plus de batterie. Alors je me disais qu’il fallait que je fasse quelque chose moi-même. Je ne pouvais attendre les appels des musiciens pour que je les accompagne. J’ai appelé Shems et Rodrigo. On a commencé les concerts avec des reprises. D’où la présence d’un morceau de Solange Knowles dans le set.

Tu as aussi pensé à une réorientation pour ta propre fonction de compositeur ?

Valentin : Oui j’ai écrit tous ces morceaux de l’album à la basse électrique. Je voulais pouvoir construire autour de cet instrument. En faisant des productions pour les autres, j’étais content de pouvoir produire vite fait un piano ou une guitare. Et puis je trouvais cool de mettre mon nom sur le disque. Les gens se disent aussi « tiens il écrit de la musique…»

Dans votre set, il y a une force dans l’agencement des morceaux, dans la succession des ambiances créées, quelque chose qui rapproche du public mais qui peut aussi surprendre celui-ci.

Shems Bendali : Il y a une manière de penser la musique sur scène. Il y a un moment qui va être alloué à une patte.

Valentin : Cela va moins être le solo de jazz comme on le connaît, on a un morceau que l’on veut minimal, le musicien va pouvoir grossir le son avec un effet mais on fait en sorte de ne pas avoir besoin que le son monte et devienne plus fort, ce qui est la dynamique des solos en jazz. Un soliste va faire d’ordinaire monter l’énergie. C’est bien ce côté en dents de scie et c’est intéressant de voir le concert dans son entier, et d’essayer de voir avec le recul les dynamiques qu’il y a.

Shems : C’est ce qu’on essaye de faire avec ce groupe. L’ordre des morceaux aussi est important. Ça se travaille. C’est grâce à ça qu’on véhicule une émotion pour le public et ça nous permet aussi de faire passer l’idée de comment on ressent la musique. Cette technique, sa finalité, c’est qu’elle vienne servir cette émotion. Ce n’est pas « ah, on a bidouillé un truc », c’est rigolo et le public voit un gars en train de faire « prout » à la trompette. Pas en me voyant au clavier et à la trompette « ah, mais il doit avoir deux cerveaux… », ce n’est pas du tout ça. Je joue des trucs très simples en fait.

Valentin : Je ne pense pas que les gens se rendent compte du fait que ce que tu fais est fou. La trompette est un instrument transpositeur. Quand c’est écrit sur une partition, tout retombe plus haut. Si tu veux jouer un « do » sur le piano, tu joues un « do », tu entends le son « do ». Si tu veux le même son à la trompette, tu dois écrire « ré ». C’est en rapport à la tessiture du son. Du coup, tu as appris la musique à travers ton instrument et tout qui est écrit est un ton plus haut. Donc ce que tu fais, c’est que tu joues de la trompette en « si bémol ». Sur le clavier, c’est en « do ». On rigole là-dessus mais c’est complètement malade, ça ne se voit même pas que tu joues les deux en même temps, le clavier et la trompette.

Schems : Je suis méga concentré, à force de faire des concerts et d’enregistrer, il y a des réflexes qui se créent, ça reste quelque chose de très nouveau pour moi. Il y a deux ou trois morceaux où j’ai des changements d’harmonies qui arrivent tout le temps, disons qu’il y a deux ou trois fois où j’ai eu de véritables « Brain freeze ».

Vous vous laissez beaucoup de place les uns les autres, c’est un des enseignements de ce premier concert du Valentin Liechti Trio que je vois…

Valentin : C’est ce qu’on veut faire. On peut paraître très jazz sur le papier mais on veut essayer d’être un peu plus minimaliste, on se repose sur les autres, on prend le temps. C’est réfléchi.

Je l’ai senti avec la basse de Rodrigo en fin de concert ou avec cette reprise du morceau de Solange au début de concert. 

Valentin : C’est aussi l’avantage de n’être que trois parce que du coup, si quelqu’un prend plus de place pour une raison d’énergie, en fait il reste toujours assez de place pour les autres car on est que trois. Cela va peut-être amener les autres à jouer un peu moins mais ça ne nous pose pas de problème. On ne joue pas dans une compétition. C’est spécial le trio pour ça.

Schems : Il y a aussi un truc intéressant. On a aussi la responsabilité de beaucoup de choses. Les rôles, ce qui est intéressant vu qu’on est trois, il y en a plusieurs. Sois-tu accompagnes… soit tu peux jouer la mélodie ou faire le rythme. Et là, ce qui est intéressant, c’est cette complémentarité avec des rôles différents pour chacun, on passe par tous les rôles. C’est assez « groupederockesque », c’est assez proche du style « groupe de garage ». Il y a un solo de basse, alors « qu’est-ce que je sais faire ? Bah je vais faire de la basse ». C’est à moi de prendre le solo dans ce cas, et les deux autres m’accompagnent. Ils vont faire « le rythmé » et l’accompagnement. C’est un truc intéressant dans le jazz, lorsque l’on apprend un morceau, on doit être conscient de ces trois éléments, la mélodie, le rythme et l’harmonie, pour pouvoir si besoin est changer les rôles. Des fois ça peut être redondant de faire le mec truc.

Je trouve que vous n’êtes pas que des artistes de jazz. Cette force instrumentale, tu peux être bercé et saisi à la fois, et trouves ça aujourd’hui dans des musiques electro ou hip-hop…

Valentin : Ce monde de musiques, on l’a tous un peu. Perso, la musique que j’ai écrit, ce n’est pas ces musiques que je citerai en premier. Mais c’est vrai que la musique afro-américaine qui a précédé le hip-hop est proche du jazz. Le jazz n’est pas si loin du hip-hop.

Shems : Moi mon premier groupe, c’était un groupe de rock où je faisais de la batterie. Je faisais aussi de la trompette mais je n’aimais pas ça. Je trouvais ça ringard. Un moment, j’ai eu un déclic. Ma porte d’entrée, c’était le jazz hard-bop années 50-60, très fort. Avec ce côté instrumental de la trompette, avec ce rythme. C’est surtout le côté rythmique qui m’a accroché. Si on parle de hip-hop, ce sont des musiques qui sont très rythmiques. Et c’est quelque chose dans le jazz, le groove que l’on crée. Tu dois développer un sens du rythme intérieur pour jouer ces musiques-là. C’est ce qu’on appelle le « microtime ». C’est quand tu décomposes le temps, entre deux moments, que se passe-t-il dans ta tête et dans ton corps ? C’est un élément hyper important dans toutes les musiques d’improvisation. Même dans la musique qu’on fait dans le trio. Moi par exemple, c’est le premier truc auquel je m’accroche.

Valentin : J’ai composé quasi toutes les chansons, mais je me repose aussi beaucoup sur Shems et Rodrigo car je sais qu’ils vont amener beaucoup d’idées. A la base, j’ai des idées assez claires de ce que je veux. Je peux les embêter en disant « non c’est pas ça, on essaye autre chose », mais en même temps, ils ont tellement de savoirs à tous les niveaux, que ce soit théorique ou musical, je sais que s’il y a un moment où je ne suis pas sûr de ce que je veux dans un morceau. Si je leur demande leur avis… mille idées débarquent de leur côté.

Comment avez-vous comment la musique ?

Valentin : J’ai commencé avec le classique, la batterie, c’est ce que je voulais faire. Si je voulais apprendre cet instrument, il fallait que je passe par le jazz puisque cet instrument a été créé à travers cette musique. Je me suis dit, je veux apprendre cet instrument et je veux vraiment savoir d’où ça vient. En faisant, j’ai appris à apprécier cette musique. Comme Shems, j’ai fait une école de jazz à Lausanne. J’ai fait pas mal de choses en fait.  

Shems : J’ai fait la HEMU à Lausanne. On parle des écoles de jazz où le savoir arrive, où on se fait envahir par le savoir. Pour moi, c’est fondamentalement faux. Tout le savoir qu’on accumule, c’est comme quelqu’un qui apprend à écrire de la littérature, ça s’apprend dans les livres. Eh bien chez nous, ça s’apprend dans les disques. Tout ce qu’on dit là, toutes les idées qu’on a, ça vient de l’écoute de la musique, et de cette attitude par rapport à la musique. Une attitude qui consiste à recevoir une information. L’inspiration, elle vient de là.

Valentin : il y a des idées, on a eu envie de les refaire, de les essayer. Et si t’arrives à la refaire, c’est cool. Puis tu essayes ensuite de faire autre chose avec.

Shems : Il y a des moments où on tombe sur des disques de gens qui jouaient de notre instrument qui n’étaient pas connus du tout parce qu’à cette période il y avait un autre musicien avec le même instrument qui était au top au niveau de sa carrière. On va découvrir ces albums après coup et se dire « wouah », c’est incroyable ! D’où l’importance de faire ce qu’on fait. Qu’on soit connu ou pas connu, en fait c’est l’héritage musical du monde qui se joue. Souvent on parle des écoles de jazz. Je n’ai rien contre elles, car j’en ai fait une. La musique vient de ce qui a été fait avant, de l’héritage qui a été laissé par les disques, les vidéos… A propos de cette transmission orale de cette musique qu’est le jazz, on a appris cette musique. Quand on la joue, on est dans cette transmission orale entre nous.

L’improvisation ? Cela représente quoi pour vous ?

Valentin : j’aime faire une comparaison avec la littérature… La musique et l’improvisation, c’est un langage. A un moment donné, plus tu vas facilement entrer dans de débats hyper poussés sur la géopolitique du Moyen-Orient, tu vas commencer à pouvoir poser des questions sur des trucs précis, sur des questions polémiques et tu sais que ça va déclencher des choses intéressantes. Tu discutes avec des potes et tu poses des questions de base sur la signification des événements. En fait, dans la musique, c’est la même chose. Tu développes un vocabulaire, tu développes tes connaissances pendant des années. Et tu tombes sur des gens comme Shems Bendali ! On a des affinités de discussion, on aime bien se retrouver sur une scène… Et là, il va y avoir débat, comme autour d’un verre. Sauf qu’on est sur une grille d’accords. Et on s’envoie des croches-pattes parfois. Mais on se connait tellement bien qu’on se met des croche-pattes pour que justement l’autre se pète la gueule et se dise :  « ah ok ? C’est ça que tu veux ? »

Shems : il y a beaucoup de ça, c’est de l’ « interplay », c’est une grosse partie de nous sur scène. Outre le morceau, il y a l’impro et un morceau qui va être différent d’un concert à l’autre. On garde le même sujet mais à l’intérieur ça évolue.

Quel est l’une des caractéristiques du bassiste du trio Rodrigo ?

J’ai habité avec Rodrigo à Zurich. Il y est toujours. C’est le guerrier des gigs, Rodrigo. Il joue partout, demain il va  dans les Grisons. Il devait y aller directement mais il a oublié ses habits en partant. Donc il est rentré ce soir juste après le concert, en voiture avec son équipement. On a habité ensemble. Assez vite, on a eu des affinités humaines. On a joué dans plein d’autres projets et je me suis dit que ce serait la personne idéale pour faire ce travail ensemble. Et Shems est arrivé là-dedans, ils se trouvent que Rodrigo et Shems s’apprécient beaucoup humainement. C’est cool quand tout le monde s’entend.

Propos recueillis par David Glaser

Merci à Edgar Cabrita

Pour découvrir l’album du Valentin Liechti Trio « The Bridge of hesitation », cliquez ici.

Pour découvrir la vidéo de Nathalie Berger sur le titre extrait de l’album « Floating World », cliquez sur ce lien.

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