Le festival genevois Antigel a soigné sa sortie en invitant pour sa dernière soirée de l’édition 2023 le groupe sensation de ces derniers mois au Royaume-Uni : Black Country, New Road. Le public genevois ne s’y est pas trompé. Il fallait voir ce groupe de jeunes virtuoses virevolter sur scène dans une ambiance très potache. Comme un bal de promotion dans un lycée de Nouvelle-Angleterre, on s’apprête, on se déguise aussi. Il y a un petit côté cérémonial et une très grosse envie de faire la fête, de communier, d’onduler sur une musique très originale. Mais qui sont les Black Country, New Road ? A la question simple posée à l’entrée de l’Alhambra, le théâtre classieux choisi pour ce finale, des superlatifs apparaissent après quelques secondes, mais aussi un saillant « A bunch of Young eccentrics » exprimé par un Anglais de Genève qui a bien compris que les nouvelles routes du pays noir sont bosselées, pas complètement finalisées, une peu folles et tortueuses, mais justement à la bonne heure. A peine sortie des études de bon aloi à Cambridge ou ailleurs, la formation a très vite fait parler d’elle. La « Londres-indie rock » a adopté le groupe – déjà remodelé avec le départ de son chanteur Isaac Wood pour des raisons de santé – en un rien de temps. Le label electro Ninja Tune les a signés après avoir hésité à fondre pour leur rock expérimental audacieux, mélangeant des sons de post-punk classieux avec une multitude de références folk, prog-rock, jazz, musiques traditionnelles, valses et autres contes musicaux pour cabarets pour enfants de la vieille Angleterre. On note aussi des influences panceltiques à figurer dans n’importe quelle bande-son de films sur les magiciens et sorciers. Sans doute que le succès du groupe est à expliquer aussi dans leur philosophie d’ouverture. Le label de Roots Manuva, Fink ou Bonobo y a été sensible, pour le plaisir de nos oreilles, à la maison ou en transit. Maintenant, parlons du live, un talent certain dégage de ce groupe, plutôt à l’aise dans la mise de leur musique pourtant complexe.

Dans la bise glaciale genevoise, la musique de Black Country, North Road a quelque chose de réconfortant, réconciliant, une chaleur nouvelle, un groove pas toujours perceptible sur scène en cette période de guerre et de désarroi mondial. « The Boy » est une belle histoire pour enfants séquencée en plusieurs chapitres, d’un garçon souhaitant voler. La chanson est lancée comme on débuterait un spectacle de cirque très vivant pour toutes les générations. La voix aux accents Björkjiens de la pianiste et accordéoniste May Kershaw donne une dimension dramatique au morceau. Et magique aussi. La potion Black Country, New ROad (BC, NR) permet aux auditeurs de l’Alhambra de s’installer un peu plus. La réaction du peuple alhambrien pendant le concert du pourtant inspirant combo féminin de Genève Marauder en première partie avait été un peu timide à mon goût. BC, NR déconstruit ses pop-songs à la manière de ces nombreuses formations anglosaxonnes (on pense à Black Midi ou Squid), en faisant fi d’un rigorisme rythmique trop convenu et en tentant les ruptures de gammes et quelques cassures vocales avec une certaine flexibilité.

Une souplesse technique que BC, NR aime aussi en faisant «parler» violon, piano et saxo comme des éléments d’une chorale, avec en complément ce chant théâtral à la façon d’un Neil Hannon de Divine Comedy posé avec classe par le « crooner » de circonstance Lewis Evans. Et quand l’ensemble se met en branle après quelques séquences de soli d’un ou deux instrumentistes sous l’éclat d’une poursuite intense, des riffs plus rock n’roll dégringolent pour nous rappeler les envolées puissantes de grands ensembles canadiens comme Arcade Fire ou Broken Social Scene. La chanteuse et bassiste Tyler Hyde prend les commandes sur « I Won’t Always Love You », rythmant de son bras les parties musicales, soulignant ces quelques motifs musicaux par des paroles de la chanson, une voix un peu traînante, légèrement enrouée, « j’ai besoin de votre soutien, je suis malade » dit-elle mi-désolée, mi-frustrée. Elle est pardonnée, la formule piano-saxo-violon compensera largement les relatives errances vocales. Beauté du mélange, harmonie et complémentarité des musiciens dans une alchimie impressionnante. Guitares à la Jeff Buckley, on pense aux arpèges de Lilac Wine, aux élans chromatiques de Last Goodbye, Buckley les a-t-il marqués? On ne sait pas mais ce groupe sait utiliser les vibrations des accords tombants, les silences, les nuances autorisant des sons de flûte traversière à s’inviter au bal dans des écarts originaux, comme dans des concerts de rock progressif à l’époque du Genesis gabriélien et des premiers assauts de Pink Floyd. Le public jeune qui peuple le front de scène, majoritairement british interagit avec « sa » bande, comme Genève est une cité (aussi) anglaise dans son expression nocturne, on n’est pas surpros. A un moment de la soirée, on se serait presque cru dans une salle d’Albion… La voix de May Kershaw reprend le lead pour un piano solo, à peine enrichi de doses doucereuses de violon délivrées au compte-goutte par Nina Lim. La magie opère. Le groupe est par terre pendant la performance du duo. Retour au rock, avec ces beats enroulés se faisant plus puissants, le batteur Charlie Wayne s’immisce dans un jeu de guitare-basse aux assemblages complexes. Mention spéciale à Lewis Evans, ce grand échalas aux manières timides, alternant flûte et saxe, voix et mini-prises de paroles pour donner des nouvelles de son bulletin de santé (visiblement le groupe n’a pas échappé aux virus de saison) et pour blaguer avec les « pals » des premiers rangs, acquis à la cause du groupe et plutôt bons pour soutenir BC, NR dans les interstices.

On laisse Black Country, New Road rentrer à l’hôtel, après un peu moins de dix numéros et un peu plus d’une heure de show. Malgré la jeunesse du groupe, le sextet a montré une très belle dextérité de musiciens de live, une envie de produire un petit peu de magie (noire) chaque soir que Dieu fait. On est heureux pour les Taiwanais et Japonais, prochains sur la liste à recevoir cette petite troupe inspirée. Bravo à l’équipe d’Antigel d’avoir eu le nez creux sur leur programmation, ce groupe est sans doute amené à déplacer quelques montagnes et dégeler quelques oreilles ensuquées par le froid de ce mois de mars.
Pour découvrir les albums studio du groupe, cliquez sur ce lien Black Country, New Road, merci à Laurence Jaquet d’Antigel.