Le Théâtre de Pully l’Octogone frappe un très grand coup ce vendredi 21 septembre 2018. Avec le duo féminin et franc du collier composé de l’actrice Béatrice Dalle et de l’auteure Virginie Despentes, on peut se dire après tout « peu importe la force du texte, le jeu vous dérangera au pire, vous bousculera au mieux ». Mais quand le jeu tourne autour du « je » puissant du poète, scénariste, romancier et réalisateur Pier Paolo Pasolini, on peut s’attendra à fondre dans un abysse d’analyses de la société post-Mussolinienne corrompue et malhonnête, à être ébloui par une mosaïque de mots pamphlétaires d’une machinerie pré-Berlusconnienne fonctionnant au rêve capitaliste antimarxiste, à la protection de ses crapules (Licio Gelli, mort en 2015), une vision d’un monde égalitaire idéalisé par Pasolini mais brisé par la sauvagerie et l’obscénité des valeurs vénales du modèle économique en cours dans la deuxième partie du XXe siècle en Europe. L’homme qui a commis «Salò ou les 120 Jours de Sodome» se retrouve incarné ici par deux grandes figures libres de la société française punk, antifasciste et libre. Une sorte de mise à jour en 2018 et en musique.
L’auteure de « Baise-moi » et des « Jolies choses » est aussi réalisatrice et lectrice. (DR)
« Pasolini » est une approche brute du fonds de la pensée du poète, dramaturge et réalisateur. L’orchestre Zerö souligne le verbe de deux actrices-lectrices aux personnalités fortes et passionnantes. On est en pleine transposition d’un procès contemporain des « fils » au temps de la Grèce antique au Ve avant Jésus Christ. Il y a une vraie analogie morale à comparer le XXe siècle et son rayon achalandé d’horreurs en promo avec l’antiquité.
Le regard acéré sur les vices de l’humanité, une plume trempée dans le fiel
De l’Italie de Mussolini aux déportations en petits trains bondés de juifs rendus au statut de sous-homme, Pasolini a puisé dans l’observation précise de son époque. Il y avait chez lui comme chez Bernard Marie Koltès, une vision précise de la société dans ce qu’elle a de plus dégueulasse, une force dans le mot, un sens – unique – dans le propos, une propension à aller toucher un scandale, sans jamais se départir de la vérité.
Le groupe Zerö entourant l’auteure Virginie Despentes. (DR)
«Un des thèmes les plus mystérieux du théâtre de la tragédie grec est la prédestination qu’ont les fils à payer les fautes des pères…», une introduction de la pièce musicale qui donne le ton. Il y est question de culpabilité, d’héritage, de transmission de dettes. Car payer la dette du « paternel », c’est cesser de porter le fardeau, cesser de redresser les torts de ceux qui nous ont donnés la vie, suggère Pasolini.
Le texte de Pier Paolo Pasolini est dense, tendu, macéré dans la soupe bileuse des drames familiaux. Le fils a un destin et ce destin est celui de « quelqu’un qui doit être », qui doit vivre dans le sillon d’un avenir tout tracé, peu importe ce qui se sera passé dans l’enfance. Le déterminisme social, développé par Bourdieu, est alors décrit par « Pasolini » comme un élément qui massacre les classes les plus vulnérables économiquement. La lutte des classes est vive. Elles s’opposent et restent hermétiques les unes envers les autres. « A la culture des classes pauvres, doit se substituer la culture de la classe dominante » dit l’auteur. L’ascenseur social est assez peu opérant dans les années 1970 comme en 2018. Comme s’il était resté en panne depuis la fin des trente glorieuses.
Il n’y aura pas de révolution en Italie
« L’histoire qui naît et ne saurait être que l’histoire bourgeoise » clame Béatrice Dalle dans « Pasolini ». La dictature du prolétariat ne sera pas au pays d’Agnelli et de son empire industriel. Elle ne sera jamais. Comme si les Brigades Rouges n’avaient été qu’un tout petit feu de paille (à côté de la plaque) dans un pays en difficulté avec son passé fasciste, un pays où Matteo Salvini et les Luigi di Maio ont pris le pouvoir pour faire resurgir le fascisme au plus haut de l’état.
Zerö a a aussi accompagné Despentes pour une lecture musicale de Louis Calaferte. (DR)
La musique de Zerö crée un climat angoissant et intense. Une vague de stridence à la guitare, des nappes de rock urbain à tendance electro, sombres, puissantes. Il n’y a pas de fausses notes. «Pasolini» est porté par deux grandes incarnations aux âmes brutes, aux dictions travaillées. Béatrice Dalle et Virginie Despentes ont cette force dans leur présence et dans leur cœur et savent le partager avec le spectateur. Leur lecture est un régal. Et leurs voix se superposant à plusieurs reprises dans le show, ou alternant, donnent de l’ampleur à cette performance réalisée avec maestria. Le spectacle « Pasolini » est une claque, une magnifique empreinte dans le paysage politique des années 70, parfaitement transposable à notre actualité mondiale frappée par le déferlement des populismes et ultra-nationalismes, à découvrir ce vendredi à l’Octogone de Pully, le spectacle commence à 20h30.
Par David Glaser.