DE L’OMBRE A LA LUMIÈRE DES VILLES

François Audrain, un grain de voix particulier, un placement des mots avec douceur sur de jolies mélodies rock et sombres, claires et obscures. Selon le moment. Une voix en avant, posée, résonnante, ne se faisant pas prier pour être écoutée. Une rencontre aux « Tombées de la nuit » grâce à l’entremise du responsable de la communication du festival rennais au milieu des années 2000, Jérôme Tréhorel (il est aujourd’hui à la tête du plus grand festival français « Les Vieilles Charrues ») et une amitié était née. A Rennes, François est un père de famille et un professeur d’histoire, il raconte ses « Histoire(s) » aux élèves avec le regard critique et analytique du savant qui pose sans cesse des questions et pose plusieurs diagnostics sur les maux qui ont retourné le ventre des civilisations. Architecte de sa musique et de ses chansons, François construit son répertoire en utilisant l’Histoire justement, en allant à la rencontre des peuples francophiles du monde entier. A l’aube d’une tournée artistique culturelle et mondiale, il a promis une chanson par destination et voilà après quatre ans de travail « Accueil Transit », son quatrième album auto-produit. L’homme a eu plusieurs vies avant, au contact du faiseur de carrière breton lui aussi Vincent Frèrebeau (Lhasa, Vincent Delerm ou Vianney), triturant des sons calmement électroniques en vogue à l’époque sur des compos pop avec « Détachée » ou « Chambres Lointaines », ses deux premiers albums, au début des années 2000. Les « Soirs d’été » en 2009 signent le retour de François avec un concept-album racontant les retours de l’école, une fresque aux multiples perspectives sur papier photo jauni par le temps, sépia dans le travail chromatique des photos d’enfants et ados, gracieuse musicalement. François séduit et parle au cœur de chaque petit écolier breton ou marocain, vietnamien ou américain, il est universel. « Nous sommes que des ombres… d’un monde qui a changé » chante-t-il magnifiquement sur son quatrième album « Accueil Transit », une vision d’anticipation et bien sûr poétique sur un lit musical entêtant et délicat, cette phrase résume le passage des hommes et des femmes sur cette planète, la question du sens de notre présence sur quelque chose de terrien. L’homme a pris de l’épaisseur avec cet album racontant les déambulations, les errements, les divagations jusqu’au trou noir dans les rues paumées des villes rencontrées. Le Rennais met aussi en exergue les beautés des paysages urbains, aquatiques, chauds et froids, « Épilogue » en est le témoin final d’une mosaïque d’échanges auprès de populations dans le sud-est asiatique ou ailleurs. Rencontre avec un amoureux de la belle chanson rock à la française à la Daho, un artiste qui a pris son élan artistique grâce à cette ville des possibles qu’est la capitale bretonne, d’une pop poétique sombre à la Bashung pour l’amour des mots qui font tilt, à la Dominique A pour le sens de l’harmonie et de l’esthétique. On aime Audrain, on aime son grain de folie de passer par des chemins de traverse, de vivre sa vie d’artiste à l’écart du seul « sentier de la gloire » parisien, de sa faculté d’inventer de nouveaux territoires musicaux à chaque fois. On aime sa marginalité tranquille, son esprit breton et résistant de prendre son bâton de druide qui défend sa passionnante mixture tout seul, envers et contre tout. Son tour de force d’accoucher de dix morceaux de bravoure, avec des musiciens et l’aide d’ingénieux artisans du son, comme autant de chroniques ancrées dans les territoires visités et dans les souvenirs d’un parcours riche (cf « Le Jour d’Après ») en rebondissements. Audrain a trouvé un chemin, on l’imagine proche du chanteur brésilien Rodrigo Amarante dans cette dynamique d’aller vers des directions musicales ouvertes portant des textes importants. « Accueil Transit » est mon album de l’année en français, découvrons comment il s’est fait et découvrons Audrain, un homme qui compte, bien conscient qu’il tient avec son album un passeport pour la lumière, sur scène comme dans les salons et les plateformes de streaming. Libérons cette lumière, une lumière mondiale. Un son universel, en français et en douceur.

audrain 3François Audrain photographié par Emmanuel Pain

François, peux-tu te présenter ?
J’ai grandi à St-Malo puis à Rennes en Bretagne où je vis avec ma compagne et nos deux enfants. J’y fais de la musique tout en exerçant mon activité d’enseignant d’histoire.

Quels ont été tes premiers « émois » musicaux?
J’écoutais les disques de mes frères et sœurs comme Supertramp, Genesis ou Pink-Floyd puis la new wave, un peu de chanson française avec Manset ou Yves Simon. J’ai par la suite toujours écouté beaucoup de musique dans des styles très différents (pop indé, trip hop, électro, chanson….). J’ai été très influencé par des groupes comme Massive Attack ou Portishead pour l’ambiance très climatique. Je suis très sensible aussi aux musiques de films.

Quels ont été tes premiers pas sur scène ?
Tout d’abord, j’ai fondé un premier groupe à St-Malo, un groupe de lycéens avec lequel on écumait les bars et cafés-concerts. On faisait beaucoup de reprises mais j’ai très vite composé mes premières chansons. J’ai beaucoup joué ensuite seul ou avec une chanteuse néo-zélandaise. Après avoir réuni de nouveaux musiciens autour du projet électro/pop qui a donné naissance à mon premier album « Détachée », ma première grande scène a été le festival des Vieilles charrues en 1999.

Comment es-tu venu à imaginer ce nouvel album, le quatrième « Accueil transit » ?
Cet album s’est construit lors d’une tournée que j’ai faite dans neuf pays lors de mon précédent album « Les soirs d’été ». Nous y faisions des ateliers et des concerts autour d’un projet qui s’appelait « les retours de l’école ». C’était le titre d’une des chansons de l’album dans laquelle j’évoquais ce premier espace de liberté dans l’enfance. J’ai travaillé ainsi avec de jeunes Chinois, Canadiens, Vietnamiens, Turcs, Écossais… Leurs poèmes, leurs images nourrissaient mes concerts de pays en pays. Nous avons traversé ainsi de nombreuses villes qui m’ont inspiré pour ce nouveau disque. Il n’y est plus question de l’enfance mais de ces villes dans lesquelles nous sommes allés et que j’ai imaginées dans une trentaine d’années. Ce n’est pas un carnet de voyage mais un album écrit au cours de ces voyages.

audrain 4

Y a-t-il eu un processus complètement différent dans la composition ?
Oui, tout d’abord sur la temporalité, l’écriture et l’enregistrement se sont faits sur les quatre années du projet. J’ai composé une vingtaine de chansons que j’enregistrais en France au retour des voyages. Le processus a donc été long. Ensuite, le fait de jouer ces titres sur scène avant de les enregistrer a eu un impact sur la composition. Il y a eu ainsi de nombreuses retouches successives lors des enregistrements.

As-tu eu un champ d’inspiration plus large que d’habitude?
Oui, probablement, mes albums précédents ont tous été inspirés par des lectures, des films, des poèmes, des humeurs qui émergeaient. Pour « Accueil transit », il en a été de même mais les voyages et les rencontres se sont ajoutés à tout cela et ont effectivement élargi ce champ. Pour ce disque, je n’avais pas de deadline pour le terminer ce qui est confortable et permet d’élargir au maximum les directions mais cela pouvait être aussi très angoissant dans l’idée que l’on peut se perdre complètement.

Comment faire sonner cet album de manière cohérente quand on est à un nouvel emplacement de création à chaque chanson ?
C’est effectivement une question que j’ai toujours eue dans un coin de ma tête. Il ne fallait pas que l’album parte dans tous les sens. Au début de l’écriture, les chansons étaient plutôt acoustiques et construites sur des couplets refrains dans la lignée des soirs d’été puis je me suis tourné vers des chansons plus pop électro car on a eu envie de jouer de manière plus brute sur scène. Je suis aussi revenu à des structures parlé-chanté présentes sur mon premier album. Au final, je pense que l’album est cohérent car j’ai gardé une ligne pop électro avec comme fil rouge des textes qui évoquent les villes d’un futur dystopique. Les éléments naturels ont repris le dessus mais au final les hommes se relèvent toujours. La cohérence vient aussi du mixage qui s’est fait une fois toutes les chansons enregistrées.

David Monceau est un musicien hors norme, il vient de la danse… J’ai adoré travailler avec lui car c’est un arrangeur hors pair pour les univers climatiques.

Quels ont été les musiciens qui t’ont aidé sur ce world tour/album ?
Ils sont très nombreux car l’enregistrement a été très étiré. David Monceau a réalisé l’album et joué sur de nombreux titres. David Euverte (qui a beaucoup accompagné Dominique A) a fait les arrangements sur deux chansons. Armel Talarmain qui joue avec moi sur scène est venu faire des guitares et du violoncelle.

Le réalisateur de l’album a-t-il apporté une patte totalement nouvelle pour toi ?
David Monceau est un musicien hors norme, il vient de la danse et compose de nombreuses musiques de spectacle, il est lui-même danseur. J’ai adoré travailler avec lui car c’est un arrangeur hors pair pour les univers climatiques. C’est un énorme travailleur d’une patience incroyable. Ce n’était pas totalement nouveau pour moi dans la mesure où j’avais beaucoup travaillé avec Scott Nivoix qui a un peu les mêmes qualités.

Une chanson qui s’impose sur scène

« Les Soirs d’été » avait ce vernis nostalgique, « Accueil Transit » aussi on dirait, non ?
C’est vrai pour « Les soirs d’été » car une bonne partie des chansons traitaient de la nostalgie de l’enfance. Pour « Accueil transit » c’est un peu différent, il s’agit plus d’une nostalgie par anticipation. J’imagine ces villes dans le futur, certaines ont subi où vont subir des crashs climatiques, nucléaires, politiques. Il y a des histoires d’amour en parallèle. Dans une ville détruite, on peut évoquer une nostalgie des hommes qui se relèvent. Pour moi la nostalgie, la mélancolie sont des sentiments infiniment heureux et ne sont pas synonymes de tristesse. Les textes d’ « Accueil transit » au premier abord sombres peuvent paraître négatifs, ils sont en fait, je l’espère, lumineux et positifs.

« Avant l’orage » a eu une petite vie avant la sortie de l’album ? Crois-tu au succès d’une chanson en marge de l’album ?
Difficile de répondre, cette chanson avait effectivement été enregistrée pour l’album « Chambres lointaines ». Je ne l’avais pas mise sur le disque car je ne lui trouvais pas de place. Je l’ai en revanche toujours jouée sur scène. Elle s’est imposée d’elle même pour l’ouverture de ce nouvel album. De là à dire qu’elle aura du succès, je n’ai pas la réponse même si je sais que des radios s’y intéressent.

Qui rêverais-tu rencontrer comme musicien ou producteur pour une tournée ou un nouveau projet?
J’aimerais beaucoup retravailler avec Ian Caple, producteur anglais qui avait mixé mon premier album.

L’expérience Tôt ou Tard et les vicissitudes d’une vie en maison de disques t’ont-elles aidé à mieux envisager, préparer et réaliser un nouveau projet ?
Ma collaboration avec Tôt Ou Tard s’est terminée au début du projet des « retours de l’école ». Pour ce nouvel album, je n’avais plus de maison de disque mais effectivement une petite expérience du disque. L’auto-production s’est faite par défaut mais en même temps, elle collait parfaitement à la manière d’appréhender ce disque. L’enthousiasme de David Monceau et David Euverte m’ont beaucoup aidé. La rencontre avec Daniel Paboeuf a été aussi très forte, il sort aujourd’hui l’album en licence sur son label Il Monstro avec le distributeur « L’Autre distribution ».

Audrain 1

Rennes est un territoire rock, il te va bien pour continuer à exister en tant qu’artiste indépendant qui voyage? Comme si c’était une base solide.
J’ai la chance de vivre, travailler, jouer de la musique dans une ville très dynamique et ouverte culturellement. Je suis d’ailleurs accompagné artistiquement par le festival des « Tombées de la nuit » et notamment par son directeur Claude Guinard, ce qui est très précieux. Le projet des retours de l’école a été coproduit par les « Tombées de la nuit ».

Il y a un côté visionnaire et amateur de fiction d’anticipation dans « Accueil Transit », l’influence de la science fiction, de la BD de Bilal ? Autre chose ?
C’est vrai et Bilal y est pour quelque chose. Le titre m’est venu d’une planche d’une de ses bandes dessinées « Froid Equateur », j’en ai ensuite fait une chanson inspirée par les villes de Pékin et de Jinan en Chine. Je suis très sensible à son univers des villes du futur mais aussi à l’aspect géo politique de ses histoires. J’y ajouterai le réalisateur David Lynch. Je suis très influencé par ses histoires suggérées qui sont a priori incompréhensibles tout simplement parce que c’est au spectateur de se faire sa propre histoire. « Lost Highway » ou « Muholland drive » ont été des chocs pour moi. David Lynch donne des clés à une histoire mais ne la livre pas, il pose des hameçons. J’essaye de faire un peu cela avec les chansons.

Le groupe Marquis de Sade est de retour, ont-ils eu une influence sur toi ?
Pas vraiment mais je suis très sensible à leur parcours qui est tout sauf dans la norme. Je suis d’une génération qui écoutait plus Marc Seberg qui a continué avec Philippe Pascal. Je les croise de temps en temps surtout depuis que je travaille avec Daniel Paboeuf qui joue du saxophone au sein du groupe. Je les ai donc découverts sur le tard et j’aime beaucoup.

Etienne Daho vient de chez toi, il a assis une carrière exemplaire sur une quinzaine d’albums riches, est-il un modèle pour toi ?
Je ne l’ai jamais perçu comme cela, je ne l’ai d’ailleurs jamais rencontré même si certains de ses musiciens ont participé à mes albums. J’aime beaucoup certains titres mais ne connais pas tous ses albums. Il est très connu et a l’image d’un artiste qui flirte entre la variété, la pop et l’électro ce qui est un truc très français. S’il avait chanté en anglais, la question serait réglée, il ne serait pas dans autant de cases.

Bashung, Noir Désir, Miossec, Gainsbourg et Dominique A, sont-ce des noms qui t’accompagnent, te servent de repères sur ta propre carrière?
Je ne pense pas car j’ai une carrière atypique en étant professeur en parallèle, difficile dans ce cas de prendre exemple. Je suis très admiratif de Bashung et de la manière avec laquelle il a conduit ses derniers albums avec par exemple deux disques emblématiques que sont « Fantaisie militaire » et « L’imprudence ». Dominique A aussi me touche beaucoup.

Tu es prof d’histoire, l’école, l’apprentissage apparaît en filigrane de tes deux derniers projets, pourquoi ?
Quand j’ai signé chez Tôt Ou tard en 2000, je n’étais pas sûr de continuer en tant que professeur. Je faisais mes deux métiers en parallèle en les séparant le plus possible. Je n’assumais pas tellement cette situation. Mais en 2008, j’ai participé à une création avec la chorégraphe Julie Desprairies. Elle m’a proposé de jouer avec Barbara Carlotti dans un spectacle qui réunissait 200 danseurs et danseuses. Une dizaine de mes élèves a participé à ce projet qui a demandé un an de préparation. J’ai pris conscience que mes deux métiers pouvaient se nourrir mutuellement. « Les retours de l’école » dans le monde ont été dans la continuité. J’ai mené des ateliers et fait des concerts et je pense que je n’aurais pas pu faire ce projet si je n’avais pas été à ces deux endroits en même temps. Je suis allé plusieurs fois en Chine depuis pour monter des spectacles avec mes élèves de la section internationale chinois de Rennes.

La France n’est pas à l’abri

Dans notre monde qui se polarise vers les extrêmes et le rejet des différences, vois-tu l’histoire des peuples comme celle d’un éternel recommencement dans le mal plus que dans le bien ?
C’est malheureusement souvent ce qui se passe même si les contextes sont différents, les réactions humaines n’ont pas beaucoup changé. Les hommes ont souvent la mémoire courte. Les virages que prennent par exemple des pays comme les Etats-Unis, la Hongrie, l’Italie ou tout dernièrement le Brésil m’inquiètent forcément. La France n’est pas non plus à l’abri. Je suis pourtant d’un naturel optimiste et je me dis que dans ces pays comme en France, il y a des hommes et des femmes qui ne font pas d’amalgames dans les religions, qui ne sont pas homophobes, ni racistes, ni sexistes etc. Alors cela doit pouvoir s’inverser.

Comment travailles-tu à la transmission de notre histoire auprès de tes élèves, t’écartes-tu des livres d’Histoire un peu plus du fait de ton statut de musicien ?
Il y a un devoir de vérité et d’objectivité dans ce métier, mon boulot est d’enseigner pour la mémoire mais aussi pour donner aux enfants des outils pour être objectifs dans leur citoyenneté. Mon activité de musicien m’aide beaucoup dans ce sens pour faire passer les choses avec d’autres vecteurs et à l’inverse les projets pédagogiques nourrissent énormément mes activités artistiques.

Par David Glaser

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Toutes les photos par Emmanuel Pain.

.L’album « Accueil transit » est disponible chez Il Monstro/L’Autre Distribution 

.François Audrain sera en concert le 9 décembre dans la Chapelle du Conservatoire de la rue Hoche, à Rennes dans le cadre des Bars en Trans.

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