Nuit magnétique avec Jeff Buckley à Chailly

Aimer Jeff Buckley ! Aimer Scott Moorhead, de son vrai nom, c’est une évidence. Jeff en 1966 (le 17 novembre) naît à Anaheim, en Californie, et disparaît en 1997 (le 29 mai) dans les eaux du Mississippi, tout près de Memphis où il vivait et travaillait. J’ai appris sa mort lors d’un concert de Miossec, l’humeur à Paris ce jour-là était sombre. Je perdais mon héros. Ce samedi 13 décembre, une compagnie suisse Les Freckles lui ont redonné beaucoup de vie et m’ont donné de la joie. Merci.

1966-1997. Entre ces deux dates : une âme. Un musicien. Une présence. Un homme qui influencera des milliers d’artistes, d’abord en Europe, puis — plus tard — aux États-Unis. Buckley brassait les influences comme on brasse une bonne bière : Williamsburg Brooklyn, Upper East Side, Lower East Side, East Village. Le New York des clubs de jazz (Birdland, Vanguard, Cotton Club et Blue Note pour ne citer que quelques-uns), le New York des nightclubs (Cielo et Studio 54, des comètes importantes) et le New York des clubs de rock et styles apparentés (CBGB’s, Nublu, Le Poisson Rouge ou The Bowery Ballroom)… mais il y a surtout le Sin-é, ce bar irlandais mythique où, les lundis soirs, il jouait librement, sans autre contrainte que celle d’enchanter un public clairsemé mais suspendu à sa voix.

Columbia Records le repère et lui offre des studios à la hauteur de son talent. Mais l’un d’eux ressort du lot : celui où tout commence vraiment. Là où Grace prend forme. Là où Buckley traîne ses guêtres avant de libérer la magie. Le Bearsville Studio. On en parle dans le spectacle des Freckles Dream Brother. La musique du spectacle, jouée par les comédiens, est juste, précise, vibrante. Elle avance comme un West Side Story intime entre la Californie du Sud, la France — où Buckley était une idole — et le New York des années 90, en pleine déflagration grunge. Mais New York est partout… Un New York parfois en décalage avec cet homme qui avait tout : le charme, la beauté, la douceur, l’humour, l’élégance des codes. Bien élevé, malgré une famille fracturée. Bien jusqu’au bout les lèvres, mais fracturé dans son for intérieur.

Son père, Tim Buckley, n’a pas vécu assez longtemps pour donner l’amour dont Jeff avait besoin.
Mary Guibert, qui aimait la musique de son ancien compagnon, a tenté de combler le vide en amenant son fils vers l’héritage musical du pater — mais la distance demeurait réelle. A la place, Jeff apprend la puissance tellurique de Led Zeppelin et la transforme en catalyseur personnel, au poignet de sa Fender Telecaster ou sur le tourne-disque familial. Amoureux de la musique noire américaine, il cite Nina Simone, Mahalia Jackson et tant d’autres… Il joue Everyday People de Sly and the Family Stone, et grâce à ce background très rassurant se sent chez lui même dans le studio professionnel qui lui sert de laboratoire et de sas de passage vers le gloire mondiale.

Le spectacle, mis en scène par la très inspirée Sophie Pasquet Racine, débute comme une jam session effrénée. Jeff — incarné par Tristan Giovanoli — passe derrière les fûts et lance un beat imparable, une sorte de mise en bouche sous tempo tendu. Les comédiens et musiciens de Freckles jouent avec le cœur. Ils y mettent leur vécu, leur lien intime avec “Jeffrey The Buck”, charisme proche de celui de Jim Morrison, Jeff qui fut inspirateur de Radiohead (on croirait le titre « Thousand Fold » sur Sketches for My Sweetheart the Drunk) chanté par Thom Yorke… Je repense à Tracy Thorn avec son groupe Everything But The Girl, présente à Glastonbury en juin 1995, qui avait invité Jeff à chanter I Know It’s Over de Morrissey et Marr. La magie fut totale.

Les références culturelles, les messages laissés sur le répondeur de Merri Cyr, la photographe et amie de Jeff, sont autant de papillons de bonheur dans un spectacle dense, précis, d’un goût sûr, très loose, très chill, très travaillé dans les recoins de la vie de courte durée du chanteur le plus important des années 1990. Dream Brother surgit tôt dans le déroulé du spectacle, porté entre autres instruments par un violon en contrepoint de la galaxie rock et alternative. Buckley n’est plus le soliste du Sin-é : il est leader de groupe.

Tim Buckley est très présent. L’hommage sous forme de concert rendu à son existence par ses amis musiciens dit tout de la beauté douloureuse d’un amour filial inassouvi. Jeff y sera la vedette mais avouera qu’il ne l’avait pas connu. Tim reste un trou béant dans la vie de Jeff. Un vide jamais comblé. Et ce n’est pas le succès naissant de la musique de Jeff, porté par l’élan fou qui suivra la le travail de fond d’un directeur artistique qui a vu les plus grands défiler qui y changera quelque chose. Le succès de Grace surprend Buckley lui-même. Il doute de pouvoir assumer les 100 000 dollars d’avance à la signature. Il n’aime pas Forget Her, qu’on veut pourtant placer en single hors de son premier album. L’AR agent de Columbia se nomme Steve Berkowitz. Il a travaillé avec Leonard Cohen ou Branford Marsalis et a une vision, mais met aussi une pression immense sur le jeune prodige : produire presqu’aussitôt un second album, une vingtaine de chansons. Cet album deviendra une épitaphe. Mais quelle épitaphe.

Witches’ Rave, chanson du deuxième album (Sketches…) démarre comme un titre pop lumineux avant de basculer dans une obscurité troublante. Il sert de transition aux comédiens qui se réalisent merveilleusement dans le croisement de leurs voix, entre chansons et récits. C’est une des forces du spectacle. Ainsi la troupe de Freckles se sert de cette intro comme d’une virgule dans un récit ciselé. Mais elle aurait pu puiser dans les titres comme Nightmares by the Sea, implacable, ou Vancouver, une porte étendard d’un album qui est une merveille rock, brute, loin de la beauté très produite de Grace. Les reprises de ce même recueil compilatoire — comme Back in N.Y.C. de Genesis — révèlent un Buckley inattendu, radicalement autre.

Le jeu de Tristan Giovanoli est humble et précis. L’acteur-danseur-comédien, formé à Berlin, a bien compris la complexité du personnage, a su emprunter aux gimmicks et traits évidents de personnalité.


Le tremolo de voix, les montées dans les aigus, les poses de tête, les inclinaisons : Jeff est là, sans imitation servile. Jeff revit un peu. La metteuse en scène Sophie Pasquet Racine prête aussi sa voix.
Liz Fraser (All Flowers in Time) est magnifiquement évoquée dans un face à face entre Tristan et Sophie.
Joan Wasser (Joan As Police Woman) a été une muse de Jeff et a noté cet amour à donner aux autres, aux femmes, elle a aussi perçu cette tristesse profonde — quelques sacs comme seul héritage de son père posés maladroitement ont suffi à lui faire comprendre l’importance de ces quelques souvenirs si précieux. L’anecdote est racontée dans le journal qui accompagne le spectacle, on voit ces sacs sur scène.

La fin du spectacle nous emporte dans le flot médiatique de cette mort absurde. Les Doc Martens aux pieds. Les vêtements alourdis par l’eau. Les illusions détrempées. La chute d’un ange passé trop vite dans nos vies. Freckles remet de la vie et de la beauté dans ce passage. Autre belle séquence, de jeunes hommes danois découvrent le grunge et vivent intensément l’écoute en soirée de Soundgarden, des Red Hot Chili Peppers et Rage Against The Machine, mais ils comprennent qu’un homme sensible, un rocker de la trempe de Dylan ou du duo Page/Plant avec une voix à la beauté divine puisse créer une musique aussi intense, plus intense même que les trois sus-cités.

Les trouvailles scéniques abondent dans le spectacle de Freckles, les micros, la caméra betacam de M6 avec la journaliste parisienne Laurence Romance dont le style perturbe involontairement l’émotion. Le business revient toujours là où on ne le veut surtout pas, Steve Berkowitz insiste : où en est le deuxième LP ? Jeff n’aura pas le temps. Mais Laurence Crevoisier, Julien Feltin, Fred Ozier, Jean-Samuel Racine et Tristan Giovanoli ont répondu à la place du business, ainsi qu’à la demande de leur camarade Sophie Pasquet Racine : se fondre dans un répertoire court, pluriel, beau et inachevé, en prenant le temps de poser les tableaux, dans des bains de lumières sobres, des évocations plus que des affirmations. Buckley était une figure du doute et de l’ouverture, de la curiosité et de la magie sur scène, sa voix ensorcelait même les plus durs à cuire. La vie de Buckley fut une météorite. Dream Brother a capté dans ce spectacle ce passage si intense. Un documentaire nommé « It’s never over » est diffusé en ce moment sur les plateformes aux USA. Il sera distribué en Europe dans quelques semaines. Il ravive une œuvre restée vivante dans le cœur des fans.

Sa legacy commence à peine. Son art, lui, est une vie éternelle, merci à Freckles pour ce ton juste, cet aller-retour sensible dans la discographie, ces fragments d’histoires qui dessinent un Buckley ouvert, francophile, amoureux de Nusrat Fateh Ali Khan et de Piaf, merci à la Maison du Quartier de Chailly d’avoir fait ce choix de recevoir une si belle bande de Dream Brothers. Cette pièce est un rêve.

David Glaser

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