La flamme Sens Unik rallumée à L’Estivale

Le concert commence dans une ambiance plutôt tamisée. Après quelques mots du MC de festival broyard pour présenter le phénomène suisse du rap Sens Unik, il est encore tôt sur le magnifique d’espace de L’Estivale pour faire monter l’ambiance. Le festival, parlons-en, idéalement placé sur les rives du lac de Neuchâtel, une sorte de réponse fribourgeoise au Festi’Neuch des voisins lacustres. Estavayer-le-Lac, magnifique bourgade de moins de 7000 habitants, aussi appelée Thavalyi-le-Lé en patois local, accueille les festivaliers dans un décor de carte postale. Il fait beau – Dieu merci, le public est là, quelques aficionados du groupe lausannois sont là aussi, ne souhaitant pour rien au monde ne louper la reformation de Sens Unik en terre romande (le groupe jouera aussi au Venoge festival dans quelques semaines).

Jiggy Jones et Carlos Leal de Sens Unik par Florian Aeby (copyright Estivale Open Air)

Le programme du jour est solide : des artistes très grand public de la scène francophone comme Vitaa ou Kendji, des noms qui attirent les foules. Mais c’est bien pour la sensation Sens Unik que Suississimo a fait le déplacement. Le groupe culte ne s’était pas réuni (sous mes yeux) depuis une apparition spéciale aux Swiss Music Awards à Zurich, au début des années 2010. L’occasion est rare, et leurs retrouvailles sont attendues : Carlos Leal, Laurent Biollay, Déborah, et Just One ont répondu présent. Et ils ont embarqué des amis de longue date dans l’aventure. Une histoire de fidélité. Un cheminement cohérent.

Pressage de 1991 du maxi « Nouvelle Politique » aussi ortographié « Nouvelle Politik » tenu par un fan (DG)

35 ans après la création du groupe – bientôt 40 -, Sens Unik remonte sur scène avec cette énergie intacte, brute, ensorcelleuse, avec cet amour du mot, du beat, du public, du show. Le petit nouveau de la bande est en terre connu, le rappeur, danseur et journaliste radio Jiggy Jones, est de retour avec Sens Unik, il a troqué la « tunik » de danseur pour Sens Unik pour prendre le mike. Il rappelle au public bigaré les premières du hip-hop en Suisse. Et rappe en toute efficacité sur les beats de Just One en complément des textes débités à toute vitesse de Carlos Leal. Jones s’efface discrètement devant deux des piliers historiques du groupe qui feront une apparition de guest-stars. En effet dans la deuxième partie du show, les anciens de Sens Unik « canal historik », Osez et Human Beat Box Raide, sont également invités, ajoutant à l’intensité d’un concert idéal, spécial, estival… Joie d’être là.

Tout pour le groove

Ce qui plaisait vu de France, c’était ce sens du son chez Sens Unik, un complément à l’offre très bavarde du hip-hop héxagonal. Sens Unik, c’était le background très riche mucsicalement. Just One est irréprochable dans les enchaînements de prods d’époque et des choses plus deep, plus modernes… un amalgame qui marche bien. On discute avec Bio, le batteur de la bande. Les prods utilisées sonnent incroyablement actuelles. Laurent « Bio » Biollay a visiblement retravaillé les beats de batterie pour les remettre lui aussi au goût du jour. On n’est définitevement pas dans la nostalgie béate avec Sens Unik. On retrouve avec plaisir le phrasé mitraillette de Carlos, les backs punchy de Jones, la voix suave et mélodieuse de Deborah, une chanteuse qui apporte cette touche si spéciale au cocktail de Sens Unik.

Sens Unik à l’Estivale le 1er août par Florian Aeby (copyright Estivale Open Air)

On note cette interaction constante avec un public conquis, formant un moment un cercle autour des deux MCs. Une célébration d’un 1er août un peu étrange – alors que le monde se déchire, la Suisse fête sa solidité, son fédéralisme, son multi-kulti… Oui et non. Sens Unik, lui, n’a rien perdu de sa verve. Il critique en rap, fait un diagnostique bien à lui, à l’heure où des innocents meurent, des terroristes font le mal aux yeux et à la barbe du monde entier, sans que personne ne puisse arrêter le massacre, le groupe se cale sur ses fondamentaux et incarne une Suisse ouverte sur le monde, aux racines hispaniques, françaises, latines comme germaniques. La veille, Sens Unik a rempli la Place fédérale à Berne, preuve que cette latinité suisse reste bien vivante dans l’esprit de nos concitoyens alémaniques.

Laurent Biollay à la batterie, Carlos Leal au rap et chant, Just One aux prods et deejaying (DG)

« To the Moon Please » groove terriblement, les allers-retours entre old school et rap contemporain sont bluffants. On pense à MC Solaar pour la flexibilité, à Eminem pour la dextérité mellow et directe – mais Carlos Leal dépasse souvent le radar, apportant ce sens de la scène des gens, se jetant au sol avec quelques tricks de breakdance qu’il maîtrisait déjà dans les années 90, bien avant de bifurquer totalement vers le mot, cers l’acting, vers le rap. À mes côtés, mon amie Sandra Tissot-Daguette se souvient des soirées à Renens et Lausanne où le groupe faisait littéralement exploser le couvercle. Dans le public, certains des « Unitiks » de la première heure sont donc en nombre et plutôt actifs dans la danse. Les Vaudois, en terres bernoises, ont donc renversé symboliquement la place du pouvoir le 31 juillet, comme une image d’une scène suisse romande qui agit, qui observe, qui prend position et parle à ses voisins alémaniques et tessinois sans se poser de question. Sens Unik comme une Suisse unik.

Deborah aka Sista D de Sens Unik à l’Estivale le 1er août par Dan Schiumarini (copryright Estivale Open Air)

Carlos Leal le dit à sa manière, en réarrangeant un de ses textes pour évoquer les peuples maltraités – la Palestine, par exemple. Le peuple palestinien est partout sur les lèvres des artistes cet été. La Palestine n’a plus de terre à laquelle elle pourrait légitimement prétendre. Aujourd’hui, le monde occidental est en proie à un véritable problème moral, que faire de ce qui se passe à Gaza ? Sens Unik a les mots, simples, tranchants de solidarité, et n’en fait pas trop. Il porte sa pierre à l’édifice.

Dans leur morceau Helvetik Park, Sens Unik invite à réfléchir : à notre rapport à la cleanitude de notre pays qui cache quelque chose, l’argent, les banques, les lobbys, et l’absence de prise de position globale face aux flux financiers globaux qui transitent par « nos coffres », c’est de cette Suisse cynique et souvent déconnectée des valeurs humanistes qu’il est question, mais Sens Unik parle tout autant de cette autre Suisse, celle des égalités et de la défense des droits de l’homme, celle des gens comme nous. On verrait bien Sens Unik jouer devant l’ONU en détresse place des Nations à Genève… des dates de tournée peuvent encore se poser dans le calendrier. Qui sait ? Sens Unik pour ramener à un peu plus d’unicité dans un monde fracturé. Sens Unik comme un messager. J’aime bien l’idée.

David Glaser

Merci à l’équipe de l’Estivale d’Estavayer-le-Lac et plus particulièrement à Elodie Progin. Merci aussi aux photographes Dan Schiumarini et Fabien Aeby.

Merci à Laurent Biollay. Pour découvrir le récit de Laurent sur son itinéraire au sein de Sens Unik, allez sur ces liens : https://notrehistoire.ch/entries/5q8QEpM18Pn et https://notrehistoire.ch/entries/daWEykE9Wzo

Une galerie consacrée au rap suisse est aussi disponible ici : https://notrehistoire.ch/entries/qOYOlRJqBEZ

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