Le son afrobeat, cher aux artistes du Nigeria et de l’Afrique de l’Ouest — de Fela Kuti à ses fils, jusqu’à ses héritiers contemporains comme Burna Boy ou Davido — s’invite au Bal du « Jazz 2025 » avec Ezra Collective et Nubya Garcia au Casino de Montreux. Danse et transe garanties.

Mais Ezra Collective va bien au-delà d’une simple proposition afrobeat. Le groupe fusionne les rythmes jazz du continent africain avec des influences jamaïcaines, londoniennes… le reggae, le dub surtout sont là pour enrichir une palette déjà très colorée. Les cuivres caressent les oreilles, portés par une rythmique puissante, une batterie tendue et nerveuse, un beat implacable. Même les moments plus chaloupés sont joués avec une intensité vibrante.
On aime Ezra Collective pour son ouverture aux sonorités de la galaxie du nouveau jazz londonien teinté de hip-hop, ne négligeant pas les prédécesseurs de l’Acid Jazz, s’inspirant des codes du Notting Hill Carnival et des steel bands aux « tourneries » interminables. Le concert commence avec un DJ du Collectif qui lance “Superstylin’” de Groove Armada en testant les lumières et la motivation du peuple du Casino. En un instant, le Casino de Montreux se transporte à Londres et explose toutes les barrières.
Hymne à être soi
“Dance Like No One’s Watching”, leur dernier album, est un manifeste pour l’abandon de soi par la danse. Il évoque un monde devenu viral, performatif, normatif — où quelque chose semble avoir été perdu avec la technologie. Ezra Collective ouvre les fenêtres du studio pour laisser entrer les émotions, les élans spontanés, et briser la glace invisible qui sépare les gens. Le groupe invite à sourire à ses voisins de concert, à leur parler, à créer du lien. C’est contagieux, on a envie de connaître nos concitoyens de soirée.
Ce soir-là, en formation réduite mais avec l’invitée de marque Nubya Garcia, référence mondiale du jazz joué au saxophone ténor, Ezra met les bouchées doubles. La formation entre en scène avec puissance et grâce. Directement, le collectif impose sa marque : une basse qui se balade, un flot de piano électrique acidulé et désarticulé, des motifs de trompette et de saxophone ultra festifs. “Jazz is Dead – Welcome to Jack Rock” est scandé avec l’énergie d’un manifeste, clin d’œil réussi à Damian Marley, le public chante. Le tube “God Gave Me Feet to Dance”, hommage vibrant à l’art de se mouvoir, met toutes les rangées debout dès les premières notes. Plus globalement Ezra Collective crée une sorte de safe space où chaque mouvement de corps est encouragé tant qu’il est répété et répond aux propositions du groupe anglais. Le batteur Femi Koleoso, le bassiste TJ Koleoso, le pianiste Joe Armon-Jones, le sax tenor de James Mollison et la trompette d’Ife Ogunjobi se marient spirituellement dans un magma mouvant et chaud, ils ne s’arrêtent jamais de se relayer un peu comme un gruppetto échappé avec un peloton lancé à leurs trousses : les cinq membres d’Ezra Collective font vibrer Montreux avec une énergie galvanisante et c’est pour cela qu’on vit, danse, crie, entre dans une transe… Leur musique doit avoir quelque chose d’universelle puisqu’elle a séduit partout jusqu’au 44e président des États-Unis, Barack Obama lui-même.
L’Odyssée de Nubya
La soirée avait commencé sous de magnifiques auspices : Nubya Garcia, au saxophone ténor, joue dans la cour des très grands. Elle remercie le prestigieux festival de l’avoir invitée à nouveau. Son ascension fut fulgurante ces dernières années, et son jazz épuré, classieux, rythmé et aux contours afrobeat trouve toute sa place dans une formation basse, piano, batterie et saxophone ténor. Son dernier album Odyssey est un peu le témoin de toutes ces forces multiples qu’elle rassemble dans sa musique.
“Dawn” évoque un éveil, peut-être des consciences. Comme Ezra, Nubya Garcia revendique le besoin de s’exprimer librement, surtout dans un lieu comme le Casino de Montreux, un peu corseté, un peu officiel, gentiment décati, ce qui n’est pas pour déplaire aux nostalgiques d’un temps que les moins des 20 ans ne peuvent pas connaître, le Jazz, l’original. La musique de Nubya dessine un monde alternatif, où la beauté devient un acte de résistance, les nappes de saxophone, des mots d’amour, les couches de piano se mêlent aux vagues caressantes de la section rythmique. La pièce “Solstice” invite à la rêverie, à une douce mise sur orbite de nos sensations, les doux mouvements du corps des spectateurs du Casino conjurent l’immobilisme et l’attentisme. « Solstice » offre un éventail de textures. Le saxophone s’envole sur un tempo modéré, soutenu par un beat très entraînant.
Les sonorités caribéennes reviennent peu avant la fin du set, en clin d’œil au dub. “Triumphance”, premier morceau chanté (de l’histoire) et composé par la lyriciste Nubya elle-même, il évoque les piliers de la vie : l’amour, l’expérience, l’odyssée humaine. Mention spéciale au groupe qui l’accompagne : Max Luthert à la contrebasse, au jeu profond mêlant un sens du toucher très subtile et un talent de l’enchaînement impressionnant, Sam Jones à la batterie, véritable génie qui déconstruit ses beats comme un dadaïste asthmatique jouant à rebours pour tout remettre en place au break suivant, et Lyle Barton, dont le toucher au piano est d’une finesse remarquable.
Rythme percussif
Garcia joue de son saxophone avec une liberté rare, explorant le rythme comme une percussion un peu débridée mais par touches délicates, elle qui est capable de travailler les arrangements de différentes manières comme pour avec ce petit orchestre à cordes qu’elle a invité sur certaines dates. L’album Odyssey est le fruit de cet engagement total au service de la musique, un projet incarné, un projet qui touche et qui se transmet tellement bien sur une tournée des festivals. Montreux fut un rendez-vous magique. On repart de ce concert très tres heureux. Sur le chemin du retour vers la Gare de Montreux, un morceau résonne sur la promenade du lac où tous les beautiful people finissent Mojito et Spritz dans une ambiance de blues rock intensif : ce n’est pas Spirit in the Sky qu’on entend au loin, mais un blues revisité par Les Black Keys sur la scène du Lac. C’est le standard de Canned Heat On the Road Again qui est joué de manière singulière. An fond, les Black Keys régalent les derniers spectateurs heureux de cette 59e édition du plus beau festival du monde. La nuit est jeune mais fut certains doivent déjà prendre leur train pour la maison, on voit Charlie Chaplin et son musée sur une affiche qui trône près de la gare CFF, j’aperçois le nom de The Pussies sur le programme, je ne peux m’empêcher de sourire. Montreux est une terre de musiques pour les grands comme pour les moins grands. L’important est d’y chercher et d’y trouver sa place pour exprimer ses émotions, librement, sans avoir peur du jugement. Être soi, quoi, comme le dit Ezra, comme le dit Nubya.
David Glaser