Mylène Lormier est comédienne. Elle illumine les scènes où elle se produit. Je n’exagère pas. Elle joue beaucoup sur les contrastes d’ambiances, les variations autour du texte, les aspérités dans l’expression du langage. Et elle provoque des scènes émouvantes. Il lui faut une très grande maîtrise pour assurer seule en scène un tempo relevé, des prises en compte des réactions du public, et son jeu d’improvisation, prêt à être utilisé en fonction de l’énergie du moment, c’est sans doute son très grand point fort. Car Mylène travaille à domicile et campe, à travers les états d’âme d’une femme de ménage, un personnage au caractère rare, une personnalité nommée Nicole qu’on aimerait toutes et tous avoir chez soi comme femme de ménage, confidente ou personnage centrale de notre existence pour une heure ou plus. On sent l’humanité s’extraire de Nicole, son désir d’élévation sans vouloir bousculer l’ordre social, l’amour pour des clients qui lui rendent parfois, un amour contrarié souvent. Rentrons dans le jeu de l’actrice et essayons de « faire » les recoins sans déplacer plus de poussière dans les endroits déjà « poutzés ». « Rentrons » dans la blouse de Mylène.

Animatrice d’ateliers de clown, où l’on repousse les murs personnels et les frontières des possibles et des impossibles, et ce parmi une dizaine d’autres qualités professionnelles, Mylène Lormier se produit ce soir au chemin des Moraines à Prilly devant un groupe de colocataires et leurs familles. Célia est la maitresse de maison. Elle accueille à merveille, soupe de courges faite à domicile à portée de cuillère. On discute sur ses repas vegan qu’elle prépare sur commandes, individus comme groupes, un marché qui prend de l’ampleur, les gens veulent faire attention à ce qu’ils se mettent dans le moteur. A la bonne heure !
Une mécanique de la mise en scène
Dès les premières minutes, l’émotion est palpable. Nicole, une femme de ménage accueillante, vous met immédiatement à l’aise, vous demande si vous souhaitez boire quelque chose, prend votre manteau, vous refile des chaussons si les chaussettes ne donnent pas le change en matière de chaleur. Puis on s’installe dans les confortables coussins du premier sofa transformé en premier rang du théâtre de salon improvisé. Nicole reçoit un appel et s’excuse, et s’éloigne de l’attendance. Au bout du fil se trouve être Monsieur Keller, un homme lettré, cultivé et plein de principes. Nicole doit faire un choix crucial : souhaite-t-elle quitter son poste chez Keller ? Keller tente de la retenir et de lui donner plus de temps de travail. Mais comme Keller est un homme droit, intelligent et avec un verbe haut, le choix est difficile. Keller désire plaire à une amatrice de bibliothèque, autrefois plus préoccupée par le défi que représente le mobilier littéraire en matière de nettoyage. Mais Keller permet à Nicole de prendre de la hauteur, d’analyser la profondeur des petits détails du décor, de la cafetière en pleine percolation jusqu’aux linéaires littéraires. Keller est plus précepteur qu’employeur. Keller est un passeur.
Odyssée du Canard WC
C’est un véritable dilemme de conscience, dans une existence réglée au millimètre, avec des consignes strictes et des complexités nombreuses quant aux demandes des clients, à assimiler sans se tromper. Nicole est confrontée à des personnes difficiles, de vieilles rombières exigeantes, et des sœurs qui nettoient tout avant qu’elle ne passe. Mais le tableau n’est pas tout noir, il y a aussi des personnes sympas, heureuses, des « Monsieur et Madame tout le monde » qui « outsourcent » l’hygiène intime de leur appartement. Il se dégage de ce spectacle une densité, une poésie, un jeu de scène précis, avec des gestes qui marquent, des variations dans le texte en fonction de qui est là (j’ai vu le spectacle trois fois complètement). Des moments de grâce aussi. Mylène Lormier sollicite le public, cherchant parmi les spectateurs des bienfaiteurs prêts à lui donner la réplique. Je prends part à ce rôle ce soir de décembre et me sens soudainement intégré au spectacle. Il est réjouissant de voir Mylène incarner une Nicole onirique, une femme de ménage qui tente des choses comme on part à l’aventure dans un poème d’Homère, « Femme Déménage », c’est l’Odyssée du Canard WC en somme.
Cartographie à la Pérec
Raconter l’histoire d’une femme de ménage pas comme les autres n’est pas chose aisée mais Mylène va chercher chez Nicole les plus amples questionnements disponibles « en action » au rayon produits ménagers d’une « clinique psychanalytique » imaginaire. Les remords d’avoir mal fait son travail après avoir laissé un papier d’emballage choir, les quelques descriptions poétiques de la confection d’un café avec la machinetta italienne, la blague de Toto toute trouvée qui fait décoller nos âmes d’enfant, le texte est plein de trouvailles et le rythme du spectacle très soutenu. On ne peut que se laisser porter par cette cartographie à la Pérec période « La Vie Monde d’Emploi ». On est plongé dans un univers un peu serré, dans les appartements qu’on imagine aisément haussmanien du Paris des quartiers de moyenne-bourgeoisie. La récurrence dans la pièce est l’analyse systématique des petites manies de chacun des employeurs de Nicole. Nicole s’adapte, Nicole se flatte de s’adapter même quand le jeu de la relation maître-employée n’en vaut pas vraiment la chandelle… Il y a de l’humour, de l’ingénuité de la part de la « technicienne du bon mot » de surface. Mais on arrive toujours à des moments de gravité et de profondeur quand chaque mini-portrait touche à sa fin.
De Nicole au stage de clown
La guirlande de descriptifs déroulée avec lumière par une Nicole qui ne cesse de ripoliner tout en ouvrant sa boîte de Pandore à réflexions est vraiment une belle ligne directrice dans ce spectacle qui dure presqu’une heure. Donnez une existence supplémentaire à Nicole peut vous valoir un certain succès auprès de vos convives. Elle est là pour ça et il existe une page où obtenir les informations nécessaires pour rendre ce projet possible. Quant à ma relation avec Mylène Lormier, elle est d’abord née d’une belle rencontre avant même que Nicole ne rentre en scène dans une salle commune d’un logement en coopérative (merci Mirko et Cristina), grâce à une très chère amie de Nicole nommée Patricia qui fait office d’ingénieure du son dans le spectacle. Patricia m’avait chaudement recommandé les ateliers de clown de Mylène, leur originalité pour qui n’a jamais tenté de le faire. Alors, on s’y est mis dès le lendemain avec un groupe de cinq autres personnes, une expérience inoubliable pour ma part.
David Glaser